I

Ça me prend encore de temps en temps. Je ne peux pas dire que je sois obsédé par cette idée, n’empêche, je dois l’avoir en tête depuis de nombreuses années. J’aimerais revoir Callaghan. Il était bien anglais comme son nom l’indique. Il était en classe avec nous. Je pense parfois à ce nous qui a cessé de m’intéresser. Les années, les dizaines d’années m’en ont un peu détaché, de ce nous. Mais pas de Callaghan ou de quelques autres. C’est une sorte de mystère, pour moi. Et alors même que rien ne me le prouve, je suis presque certain qu’il se souvient aussi de nous, où que nous soyons. Ça aide un peu, à l’occasion. Se sentir si proche d’un inconnu permet de croire qu’on ne parle pas seulement à soi-même, à voix basse, et que l’on va bientôt mourir ; un jour en tout cas. Pas tout à fait lointain comme il aurait dit. Il avait besoin de beaucoup de choses, mais il n’avait pas besoin de les dire, la plupart du temps. J’ai souvent parlé de lui à des types qui l’ont connu, auraient pu le connaître. Je ne pensais pas à des types qui auraient pu vraiment le connaître, par son nom, son adresse et son occupation actuelles, je parle de types dont la vie est hasardeuse, ces types que l’on rencontre dans des endroits qui ressemblent à nulle part et n’ouvrent jamais avant sept heures le soir. Et puis, avec les années, de plus en plus souvent je me suis posé cette question : se peut-il que je revoie vraiment Callaghan ? Se peut-il que je ne sois pas le seul à croire encore que nous sommes amis, et en un sens, pour toujours amis ? Passé un certain âge, l’âge qu’il doit avoir aujourd’hui, « toujours » veut dire plus que « longtemps ».

 

Puis, le monde humain reprend le dessus. Le monde reprend le dessus avec ses choses à faire, avec les histoires à dormir debout qu’on se raconte pour continuer sa vie et la rêver en même temps. Je me retrouve à bavasser à un comptoir et ça me ressemble si peu, pourtant, ce type-là est encore moi. Je ne suis pas pressé de le découvrir. Je sais, parfois, qu’il a sans doute la même idée que moi au même moment. Ça me rassure, ou bien, comme je sors ivre du café, j’ai l’impression que je n’étais pas tout à fait seul, qu’un type, à peine une ombre que j’ai croisée, m’a reconnu et m’a souri. Tiens, c’est lui ! il est toujours parmi nous. Il n’a pas encore lâché la rampe. Et puis, j’ai dû rentrer chez moi sans prendre mon scooter car j’étais saoul. J’ai juste tâté mes poches pour vérifier que je ne m’étais pas fait ratisser dans ce bar-là. Je suis un homme en fin de course, je me souviens de m’être dit ça. J’ai ouvert la vitre du taxi et j’ai passé la tête dehors, sans que je sache si je pleurais vraiment ou pas. Le jeune type qui conduisait avait un regard de compte-tours et d’aucun sens du tout à la vie. Pourtant il m’a souri quand j’ai relevé la vitre.

– Ça fait du bien ?

Je n’ai pas su quoi répondre.

Oui, ça fait vraiment du bien.

Des années durant.

 

La première chose, celle dont je me souviens le mieux, c’est de son premier départ. Il habitait dans la banlieue de Londres et je ne sais pas comment il avait atterri dans un internat en banlieue parisienne. Ce n’était pas un internat très cher, il n’y avait pas que les gens riches pour y coller leurs enfants. Il y avait aussi les boursiers, dont je faisais partie. Callaghan a tellement été appelé Callaghan qu’il a presque perdu son prénom, en France. Et puis, dès l’enfance aussi je crois bien, je me souviens des trajets entre la France et l’Angleterre qu’il faisait seul, comme un gamin trop sage qui regarde la mer et rêve à quand il sera plus grand, pendant quelques années, à devenir mousse sur un cargo. Mais ce dont je me souviens le mieux, c’est de son premier départ. Je crois que ce n’était pas le premier divorce de son père anglais. Callaghan avait de l’humour en v.o., mais quand il parlait français, ça tombait mal, à plat, ou parfois même de travers. Je me souviens qu’on était dans un jour maussade, encore un jour de pluie. Avec Jimmy, si nous nous revoyons, il faudra quand même que nous parlions de la pluie et du beau temps de ces années-là. En tout cas, il portait ses lunettes noires sur le haut du front, il les mettait dès que le soleil perçait, toujours en gris au-dessus de notre internat. Un type était allé lui dire de préparer ses affaires. Il était sorti du foyer où l’on écoutait à s’en péter les tympans Smoke on the Water, un album de Deep Purple. On faisait le maximum de bruit pour que les surveillants ne viennent pas volontiers nous déranger, et comme ça, on pouvait fumer des cigarettes et des joints tranquilles. Calla n’était pas le dernier. Je me souviens que nous étions ensemble, à ne pas nous parler, mais assis côte à côte à une table, le genre de table strictement dépourvue d’intérêt dont on ne voudrait rien faire que des barricades. On n’en aura jamais fait.