PREMIÈRE PARTIE
Lou nouste Henric
Durant trente années, Henri appartient à une histoire qui n'est que marginalement l'histoire de France. Plus exactement, il suit une destinée qui n'est que régionale. Il est l'homme du Sud-Ouest. Une vision simplificatrice tendrait à le montrer dès l'enfance comme l'héritier des Valois, poussé par la force irrésistible du lignage à gagner sa couronne étape par étape, selon une trajectoire bien définie qui le mènerait nécessairement de Pau à Paris. La réalité est assez différente. Il appartient en effet à un autre monde que celui des Valois. Pour lui, remonter vers le Poitou, passer la Loire, c'est aller « en France », rejoindre un pays différent du sien, celui de la France royale, celle des Capétiens, la France du Nord. Les destinées inscrites dans les alliances dynastiques l'ont fait d'abord et avant tout un prince pyrénéen, dépendant du roi de Paris pour la majeure partie de ses domaines, et souverain pour une autre partie. Des deux, la propriété souveraine est, territorialement, la moins importante, mais elle donne à l'ensemble de ses « États » la figure, l'aspect d'une principauté indépendante, grâce à l'éclat disproportionné de la toute petite couronne de Navarre.
« Lou nouste Henric ». Le possessif béarnais exprime parfaitement les liens qui unissent à ce terroir un prince aimé familièrement et en même temps révéré comme le défenseur tutélaire contre l'emprise du centralisme capétien : un défenseur des coutumes, des libertés, des différences. Pendant plus de la moitié de son existence, c'est le sort de Henri de Navarre, il faut le souligner. Jusqu'à la mort du duc d'Alençon, le petit dernier de Catherine de Médicis, disparu durant le règne de son frère Henri III, le Béarnais reste donc fidèle à la conscience quasi nationale que ses ancêtres Albret ont su insuffler à la Gascogne morcelée et pourtant unie. Le conflit religieux n'a fait qu'accentuer encore le particularisme du Midi pyrénéen, inscrit déjà dans l'histoire politique, culturelle et linguistique. Le fils de Jeanne d'Albret y trouve d'ailleurs sa terre nourricière. Comme Antée, il y puise une force nouvelle chaque fois qu'il y revient après les séjours à la cour de France dont la huguenote craint les effets délétères sur son fils.
La guerre venant, la Gascogne lui servira de champ d'opérations, puis de base stratégique pour des combats plus lointains. Elle lui offrira surtout le plus utile, une légion de fidèles qui, seule, permettra d'assurer les premiers succès et de décider de l'avenir. C'est grâce à leur soutien que l'enfant de Pau pourra forcer la victoire à le suivre jusqu'au bout. Porté par l'amitié et le dévouement, par l'amour aussi, celui de Corisande, il accède alors à une destinée française et l'accomplit. Le premier étage de la fusée qui l'a porté lui devient inutile. Il s'en détache, plus ou moins brutalement, une fois mis définitivement sur l'orbite nationale.
L'ingratitude est sans nul doute un trait de son caractère mais elle s'impose aussi à lui comme un procédé politique. Pourtant, l'abandon de son pays d'origine a bien dû le hanter durant son existence « française ». La meilleure preuve en est qu'une fois définitivement franchies en 1588 les bornes de la Guyenne pour marcher à la conquête du nord, il ne s'est jamais décidé à y revenir. Plusieurs fois il en évoquera l'éventualité, projetera même d'y mener Marie de Médicis en voyage de noces. Jamais il ne passera à la réalisation, même lorsqu'une expédition pacificatrice l'amènera à Limoges, à l'orée de ses domaines.
Il a beau faire à son entourage l'éloge de Pau et de son château, évoquer les anciens souvenirs et les vieux compagnons, les plaisirs de sa jeunesse, les beautés de la montagne et du Gave. Il a beau réclamer de fréquentes nouvelles. Il ne fait que satisfaire à une nostalgie superficielle et donner le change. Béarn et Navarre, qu'il réunit au domaine de la couronne en 1607, ne sont plus qu'un morceau de la France. Retourner à Pau ou à Nérac, c'est cesser d'être le roi de France, s'exposer aux réminiscences et aux reproches, redevenir un objet de possession pour un pays qu'il a quitté comme on s'échappe des bras d'une maîtresse, avec un sentiment de culpabilité. Mieux vaut s'en faire envoyer les produits, tirer des vergers béarnais les arbres qui manquent à ses jardins d'Ile-de-France ; faire expédier de Pau des paniers de milicotons et de pavies, fruits dont il est friand ; ou des oies grasses de Gascogne, des confits et des jambons dont il raffole ; et l'on dépouille le château de Pau de ses riches tapisseries pour en parer le Louvre désert.