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L'inconnue de la Seine
A vingt ans, je songeais à disparaître. Tout m'y encourageait : j'avais échoué à mon bachot, mon premier livre avait été refusé, la femme que j'aimais voulait me quitter. Au fond de moi, je lui donnais raison. Elle pressentait une fatalité de l'échec, une hérédité du malheur, dans lesquelles elle ne voulait pas se laisser entraîner. Elle ne voyait pas pour moi d'issue. Elle me considérait avec une tendre pitié comme un grand leucémique social condamné à plus ou moins brève échéance. Je ressentais cette impression avec plus de violence et de terreur qu' elle ; je n'étais pas loin d'y voir une malédiction, ce qui rehaussait d'un halo romantique une situation parfaitement prosaïque. Où que je portasse les regards autour de moi, tout se dérobait. Les nœuds que la société avait serrés autour de moi, et je lui avais prêté la main, me paralysaient, m'interdisaient de vivre. Je ne pouvais plus que me fuir.
Un autre aurait cherché un appui dans sa famille. La mienne ne m'était d'aucun secours. Cette grande barque en perdition faisait eau de toute part. Il soufflait sur elle un vent de débâcle et de naufrage. Elle aurait bien aimé me noyer avec elle dans ses abîmes. C'est ce que je refusais : s'il s'agissait de sombrer, je n'avais besoin de personne. Terrible famille qui semblait sortie tout droit d'un roman russe avec ses personnages excessifs, exaltés, mystiques, dévorés par l'absolu, en proie à une impossibilité de vivre que je n'ai vue nulle part ailleurs. Famille sans mesure, tantôt entre les mains de Dieu, tantôt dans les griffes du diable, ne connaissant que l'extrême richesse ou le fond de la pauvreté, la prodigalité ou l'avarice, l'enthousiasme ou le plus noir abattement, l'orgueil de ce qu'elle avait été et le mépris de ce qu'elle était devenue. Après le temps des conquêtes était venu celui de la dilapidation hystérique. On bradait tout : ses portraits de famille, ses berceaux, ses meubles, ses lettres, ses châteaux, ses souvenirs d'enfance, avec une fièvre de la dépossession qui égale en passion l'autre, celle d'acquérir. On ne gagnait à ce marché de dupes que des remords et des nostalgies.
La grande force morale et matérielle de la famille, c'était la peinture; sa grande faiblesse, c'étaient les nerfs. De génération en génération on était peintre, après avoir été ébéniste, comme on est chez d'autres notaire ou pâtissier. On ne se mariait qu'entre familles de peintres. La peinture était une monomanie, un culte exclusif et frénétique. On ne parlait que d'elle; on ne collectionnait qu'elle. Surtout on la pratiquait. Avec rage. Les murs ne suffisaient plus : les toiles, les dessins, les aquarelles, les gravures s'entassaient dans les greniers et les soupentes ; on butait sur les chevalets, les cadres. Les enfants étaient enrégimentés comme modèles, les pommes, les poires et les oranges mobilisées d'office pour les natures mortes. L'odeur de l'essence de térébenthine flottait partout. Mais les plus belles passions finissent par s'aigrir. La spéculation envenimait les frustrations et enflammait les convoitises. Après avoir été une libération, l'accession pour une bourgeoisie d'argent aux valeurs de l'art, elle devenait un asservissement maniaque. Orgueil dans l'opulence, elle se muait en malédiction dans les aléas de la vie difficile. Le génie de la famille se retournait contre elle. Les dons étaient devenus des chaînes.
La grande fragilité de la famille était dans ses nerfs. Pas un mariage, une première communion ou même un baptême sans son orchestre de disputes, de larmes, de crises de nerfs et de verre brisé. Quant aux enterrements, leur silence préludait à des empoignades, à de sordides déballages et à d'hygiéniques scènes d'hystérie collective. Car chaque mort c'était une illusion sur laquelle on jetait quelques poignées de terre et un peu d'eau bénite. Chaque disparition était une marche nouvelle descendue vers le déclin.
Ce sympathique enfer aurait pu au moins, comme tout malheur, être bon à quelque chose : donner des idées salutaires de fuite, de voyages, de rencontres. Rien de tout cela. Tous ces personnages qui s'aimaient et se détestaient à la fois dans des proportions variables se révélaient incapables d'échapper à la serre étouffante où prospéraient leurs vieilles rancœurs, toute une flore exubérance, vénéneuse, de complexes. Vivant mal ensemble, se rendant mutuellement responsables de leur déchéance, ils étaient en face d'une évidence accablante : ils ne pouvaient se passer les uns des autres.