PREMIÈRE PARTIE
Dans mon enfance, je n’ai pas eu d’enfance.
Maxime GORKI.
On me dit que j’ai trente ans, mais si j’ai vécu trois minutes en une, n’ai-je pas quatre-vingt-dix ans ?
Charles BAUDELAIRE.
De quoi souffres-tu ? De l’irréel intact dans le réel dévasté.
René CHAR.
Vivre, c’est survivre à un enfant mort.
Anatole FRANCE.
Chapitre 1
Enfant, j’habitais Londres où mon père était un jeune attaché d’ambassade. C'était la vie rêvée. Hyde Park et son allée de fleurs violettes, les musées gratuits où l’on pouvait jouer avec des trains électriques, les magasins de jouets extraordinaires, les cantiques dans la brume, les policemen polis qui ne regardaient pas ma nurse avec insistance. Elle était suisse et s’appelait Nana. Le prince Charles enfant nous faisait parfois des signes du balcon de Buckingham Palace. Je lui répondais. Après tout, nous avions le même âge et on nous coiffait de la même manière : de l’eau sur la tête et la raie sur le côté.

Tout cela aurait pu être une charmante histoire, avec les casquettes bleu et jaune de notre école, la St Philip’s School, les « bats » de cricket, des rues de Londres où l’on jouait avec de petites voitures Dinky Toys contre les murs gris en se salissant les mains. Je croyais vivre un « Nursery Rhymes », mais je ne savais pas encore que c’était celui de Humpty Dumpty, le petit homme fragile à l’énorme tête d’œuf qui, assis, en haut d’un mur, n’ose plus bouger de crainte de se fracasser le crâne. Pour moi, l’omelette était proche, la catastrophe imminente. J’avais cinq ans, l’âge de l’innocence, l’âge où pourtant j’ai dit adieu à l’innocence. Pardonnez-nous nos enfances !

C'est vrai, j’avais un caractère difficile, je restais enfermé des heures sans jamais vouloir demander pardon. Je croyais que la colère était ma noblesse. J’explorais mes haines intérieures. Mais il faut bien avouer que j’étais très violent. Un jour mon père me surprit dans une lutte acharnée avec mon frère aîné, dont je croyais qu’il était le préféré de mes parents. J’étais en train de frapper sa tête contre les carreaux de la cuisine.

Pour apaiser la situation, mes parents décidèrent qu’un éloignement me serait profitable. On leur avait dit : « L'air de Brighton est bon pour les nerveux. » Aussi, un après-midi nous quittâmes Londres dans la belle Frégate grise qui faisait notre fierté, une vraie voiture française, et je ne compris pas pourquoi je partais seul avec mon père, sans mes frères, ni ma mère. Peut-être, au fond, me prenait-il pour un adulte. Voulait-il me parler? Qu’allions-nous découvrir? Je m’imaginais qu’il avait remarqué la grandeur de mon caractère et allait me confier à l’amiral Nelson qui, dans les jours à venir, me donnerait, peut-être, le commandement d’un « brick ». Mais, plus que du voyage, c’est de l’arrivée dont je me souviens. Brighton, une ville élégante mais qui fait peur par sa distinction froide ; des villas telles qu’on les imagine chez Agatha Christie, où les crimes se mitonnent dans la camomille, des gazons verts et tendres comme dans les films de Losey, où l’on ne tond que la surface de drames affreux et enterrés.

La voiture de mon père glissa dans une allée ombragée. Belle maison haute, sorte de manoir entouré d’arbres au-delà duquel on entendait le bruit de la mer. Je ne quittais pas ma petite valise dans laquelle j’avais rangé mes soldats de plomb. Nous étions arrivés. Une religieuse m’accueillit. Je laissai mon père sans émotion, tout intrigué d’abord par ce que je découvrais. Mais je ne savais pas encore l’horreur que cachaient ces murs. Le soir venait et l’on m’attribua un lit dans le grand dortoir. Vastes parquets glissants et sombres, odeurs d’encaustique et d’urine, de linge pourri et de fin de vie. O surprise, j’étais dans un asile de vieillards ; j’allais connaître le bout de la nuit.

A l’heure du goûter on m’avait déjà couché. Puis, ils vinrent et le cortège des vieillards défila sous mes yeux. Ils se déshabillaient lentement, je voyais leur peau parcheminée, lambeaux de chair, leurs chemises de nuit jaunies, leurs gestes comme livrés à l’éternité. Ils ne me regardaient pas et je sentis combien j’étais seul au milieu d’eux. Ils étaient les fantômes d’un autre monde qui surgissaient dès que le jour finissait. Mary Shelley, reine de l’effroi, avait-elle assisté au même spectacle quand petite fille, le soir, elle défaisait ses nattes ?