CHAPITRE 1
Spaghetti à la carbonara
GERMAIN est mort hier : le cheval de ma sœur Bernadette, trente ans, pas elle, le cheval ! Un vieux monsieur finalement, une bourrique usée qui ne pensait qu'à s'envoyer les branches basses du peuplier pyramidal de mon père et vous regardait, ensuite, d'un air à vous retourner les tripes. J'aimais poser mes lèvres sur sa joue, là où c'est lisse et ça palpite : terminé ! Je ne sentirai plus cette douceur et l'odeur si chaude que j'en frissonne encore.
En un sens, ça a été bien puisque la mort rapproche forcément les vivants. On s'est tous retrouvés à la Marette, les quatre sœurs et les « rustines » : je veux dire les bouts rapportés, les maris, Antoine, Stéphane et Paul. Ça sentait le lardon frit pendant qu'on procédait aux funérailles vu que maman avait prévu un tombereau de spaghetti à la carbonara pour après. « Carbonara », carbonisé... Bernadette aurait voulu incinérer son cheval de façon à pouvoir le garder près d'elle, mais il paraît que le matériel n'est pas prévu pour cette taille-là, et de toute façon Stéphane n'était pas chaud pour garder l'urne sur la cheminée de leur deux pièces-cuisine à Neuilly. Alors, comme d'habitude, on a fait appel à Grosso-modo et il a eu l'idée de l'excavatrice. En trois coups de cuiller, le trou était fait, au fond du jardin, près de l'Oise. Il ne restait plus qu'à y loger la dépouille mortelle.
Bernadette avait ramené Germain au début de la semaine, quand elle avait compris qu'il n'en avait plus pour des lustres. Plus question, bien sûr, qu'il transporte quelqu'un sur son dos : il se contentait de vivre encore un peu et de vous regarder avec confiance. Papa n'avait rien pu dire en le retrouvant dans son garage puisqu'il s'agissait d'un malade. « S'il te gêne, tu peux l'achever », a proposé la cavalière. Et Germain qui écoutait en faisant des vagues sous le brun presque noir de sa robe.
Deux jours plus tard il était mort : très grand, très mort ! Ça m'a fait penser à la guerre, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que la guerre a les yeux bandés ou parce que, de leur vivant, les yeux de Germain parlaient de paix.
Bernadette a dit : « Putain de merde de vie », mais pas une larme, évidemment. Elle a tout de suite appelé Crève-cœur, en quelque sorte le père de Germain bien qu'il ait songé autrefois à l'envoyer à la boucherie pour cause de vieillesse et manque de boxes. Et ce matin, il était là avec les sangles.
On a entouré le ventre du corps, on s'y est tous attelés pour le tirer jusqu'à la tombe, et derrière lui, s'ouvrait un sillon dans le gravier.
Il paraît qu'on aurait pu aussi s'adresser à l'équarrisseur : il prend le bon, jette le mauvais où on ne saura jamais. L'avantage est qu'il vous débarrasse très vite du spectacle ; on peut ne garder que les meilleures images : celles de galops dans la rosée avec le soleil qui palpite au bout du champ; ou les images de fraternité, quand on sent qu'on est deux et qu'on s'apprécie. Mais Bernadette tenait à le conserver à la Marette et elle nous a solennellement demandé qu'après l'avoir incinérée, elle, on la répande autour de lui.
La tombe de Germain est tout près du trou où, quand j'étais petite, j'ai enterré ma collection de champignons mortels. Ça m'a fait un plaisir secret parce que ce sont les surprises de la vie. Je dis « surprises », mais je n'y crois pas. Il y a une chaîne mystérieuse qui relie tout en profondeur : les gens, leurs actes et même les endroits où ils passent. Parfois, la chaîne apparaît comme celle que la mer découvrait sous le sable d'Houlgate, à marée basse, et que je ne suis jamais arrivée à suivre jusqu'au bout.
On a mis un temps fou à recouvrir Germain de terre, mais là, pas question d'instruments mécaniques, le cœur et les bras. Pauline y allait de toutes ses forces pour oublier de pleurer, Claire travaillait à coup de cuiller à café, le petit doigt levé ; à un moment, Bernadette a touché mon coude : « Tu te souviens, Poison, à la télé ? » C'était quand j'avais sauvé le disparu de la boucherie et qu'il avait commencé à m'appartenir un peu à moi aussi.
– Grosso-modo, il a de la chance, ce cheval, a remarqué M. Tavernier. Quelle plus belle tombe que son jardin !
Et on a tous pensé à son abri anti-atomique, le seul de l'entourage, capacité vingt personnes, on est compté, il a rajouté du lait en poudre pour les petits.