LIVRE I

(1108-1226)

Philippe Auguste, le Conquérant

PREMIÈRE PARTIE

(1108-1180)

« Ton Seigneur le roi d’Angleterre ne manque de rien : hommes, chevaux, or, soie, diamants, gibier, fruits, il a tout en abondance.

« Nous, en France, nous n’avons que du pain, du vin et de la gaieté. »

LOUIS VII LE JEUNE,

1170.

1.

Martin, le fondateur de la lignée des Villeneuve de Thorenc, avait la peau brunie et tannée de ceux qui reviennent de Terre sainte.

Avec le chevalier champenois Hugues de Payns et d’autres jeunes nobles comme Archambaud de Saint-Amand, Payen de Montdidier, Godefroy de Saint-Omer, il avait parcouru les routes qui conduisent au Saint-Sépulcre afin d’accompagner et de protéger les pèlerins que les Infidèles guettaient comme des proies faciles, désarmées, bonnes à détrousser, à enlever, à assassiner.



« Nous sommes, avait écrit Martin, chanoines réguliers, car nous avons fait vœu de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, et nous avons pris le nom de chevaliers du Temple parce que nous logeons non loin du Temple du Seigneur, dans le palais du roi, et que nous sommes chevaliers de Jésus-Christ. »

Dans les tourbillons de sable, ils avaient combattu, dispersant et exterminant les bandes sarrasines, n’abandonnant les pèlerins qu’aux portes de Jérusalem, attendant qu’ils les eussent franchies pour reprendre la route, souvent sans s’accorder de repos.

Et lorsque, en l’an 1127, ils étaient rentrés en terre chrétienne, ils n’avaient séjourné que peu de temps dans leurs fiefs.



Martin avait gagné la terre aride qui domine la côte de la Méditerranée, cette Provence haute qui lui rappelait les paysages de Terre sainte.

Il avait rassemblé ses serfs, ses paysans, ses écuyers, donné des ordres pour qu’on élevât une tour carrée en pierres dures, qu’on y ménageât des meurtrières et des mâchicoulis, qu’on dressât de hauts murs avec des chemins de ronde pour la protéger, et que dans la cour ainsi dessinée on bâtît une chapelle.

Ces jours-là, il avait choisi son blason, celui des Villeneuve de Thorenc, composé d’une tour surmontée d’une oriflamme blanche portant la croix rouge des chevaliers du Temple, et une aigle aux ailes déployées.

Puis il était parti pour l’abbaye de Clairvaux afin d’y retrouver ses compagnons et d’y rencontrer Bernard, le maître de l’abbaye et de toutes celles – « filles » de Clairvaux – qui avaient, à son initiative, pris naissance et essaimé de la Baltique à la Méditerranée.



Ils se sont rendus ensemble au concile qui devait s’ouvrir à Troyes, le 13 janvier 1129, en présence d’Étienne Harding, abbé de Cîteaux, d’Hugues de Mâcon, abbé de Pontigny, des archevêques de Sens et de Reims, des abbés de Vézelay et de Molesmes, et de Thibaud de Blois, comte de Champagne.

Ils ont rédigé la charte des chevaliers du Temple, ces moines-soldats constituant une nouvelle milice, celle du Christ.

On lit sur ce parchemin – et c’est la parole même de Bernard de Clairvaux qui y est transcrite :

« Les chevaliers du Temple ne craignent ni de pécher en tuant des ennemis, ni de se trouver en danger d’être tués eux-mêmes. C’est pour le Christ, en effet, qu’ils donnent la mort ou la reçoivent. Ils ne commettent ainsi aucun crime et méritent une gloire surabondante. S’ils tuent, c’est pour le Christ ; s’ils meurent, le Christ est en eux… Je dis donc que le soldat du Christ donne la mort en toute sécurité et qu’il la reçoit avec plus de sécurité encore… S’il tue un malfaisant, il ne commet pas un homicide, mais un malicide. Il est le vengeur du Christ contre ceux qui font le mal, et obtient le titre de défenseur des chrétiens. »



Mon aïeul, Martin Villeneuve de Thorenc, était l’un d’eux. Mais il était aussi vassal du roi de France Louis VI le Gros, qui, après d’autres souverains, avait succédé en ligne directe à Hugues Capet, duc de France et roi des Francs.

Et quand Martin de Thorenc dut choisir entre sa fidélité aux règles des chevaliers du Temple et le respect de l’hommage lige qu’il avait rendu au roi de France, ses compagnons de Terre sainte le délièrent de ses obligations et il fut ainsi l’homme du roi.

Mais ni lui ni ses descendants jusques à moi, en cette année 1322, ne devinrent les ennemis des chevaliers du Temple. Quels qu’en fussent le prix et les souffrances, ils restèrent leurs alliés, même quand les persécutions royales firent des chevaliers à la croix des coupables, des proscrits et des martyrs.



Je raconterai ce qui advint sous d’autres règnes que celui de Louis le Gros, dont je fus le témoin déchiré et malheureux.

Mais, avant cela, il y avait eu pour les chevaliers du Temple des années de puissance et de gloire au service du Seigneur des Cieux et du roi, en Terre sainte comme dans le royaume de France.

Sur eux, longtemps s’était étendue la protection de l’abbé de Clairvaux, qui, peu après sa mort, fut, le 18 janvier 1174, canonisé par le pape Alexandre III. Ma lignée révéra toujours saint Bernard de Clairvaux et je l’ai prié tout au long de ma vie.