Chapitre Un
– ... du bouche-à-bouche avec un fer à repasser !
– Pardon ?
– Lorsque vos collègues sont entrés chez moi, je m'entraînais à faire du bouche-à-bouche à un fer à repasser. C'est très pratique, monsieur le commissaire !
– Mais ça vous paraît normal à vous, d'embrasser un fer à repasser ?
– Pas du tout ! Vous faites erreur, monsieur le commissaire ! Je dois passer mon brevet de secourisme dans deux jours, et le fer à repasser est un très bon moyen de vérifier si vous insufflez correctement de l'air à une victime.
– Vous plaisantez ?
– Non, vous soufflez dans le conduit servant à mettre l'eau et vous placez votre main sur les trous d'où sort la vapeur. Les moniteurs nous conseillent de faire comme cela. Je vous jure, monsieur le commissaire !


Les coudes posés sur le bureau, le menton enfoncé dans le creux de ses mains et les doigts plaqués sur les joues, le lieutenant Caramany regardait avec pitié l'énergumène qui venait d'être interpellé par une patrouille de police. Son bureau, donnant sur une cour exiguë, ne recevait aucune lumière provenant de l'extérieur. Une unique lampe de bureau suffisait à peine à éclairer les nombreux dossiers qui encombraient la table de travail. La pluie incessante de ce mois de mars faisait bruyamment déborder les gouttières. Loin de son sud natal, il gardait au plus profond de lui, cette réserve de soleil, emmagasinée tout au long de son enfance. Cette provision imprimait sur son visage un sourire permanent, et lui permettait de faire preuve de bonne humeur en toutes circonstances.


– D'après le rapport, vous avez quand même envoyé par la fenêtre une télévision et deux chaises ?
– Ça, c'est exact, monsieur le commissaire !
Bien qu'agacé par ces « monsieur le commissaire » à répétition, le lieutenant Caramany ne tenait pas à rectifier l'erreur d'appréciation hiérarchique du gardé à vue. Avec la diffusion d'une multitude de séries policières télévisées, le public ne s'y reconnaissait plus dans les grades des fonctionnaires de police, comme si les subalternes n'étaient bons qu'à faire des photocopies ou à préparer le café. Lui-même avait renoncé à se battre contre les moulins à vent, et aux croisades vaines contre les ignorants.
– Elle faisait trop de bruit ! Vous comprenez ? enchaîna le prévenu.
– Vous ne connaissez pas cet instrument que l'on appelle une télécommande ou zapette, et qui permet de baisser le son sans avoir à détruire sa télévision ? demanda le lieutenant avec ironie.
– Si, mais il fallait que je m'en débarrasse !
– Pourquoi ? dit Caramany dont le visage apparaissait dans le halo de lumière de sa lampe de bureau.
L'homme se rapprocha du policier en traînant les pieds de sa chaise sur le sol ; il adopta une posture de trois-quarts, pour mieux surveiller ses arrières tout en parlant à voix basse.
– Est-ce que je peux vous faire confiance, commissaire ? chuchota-t-il.
– Avez-vous le choix ? répliqua le lieutenant, en posant son regard sur la cinquantaine de dossiers judiciaires, dispersés sur sa table de travail, qu'il devait traiter.
– J'ai reçu un ordre de Lucifer ! Mais si je vous mets au courant, vous risquez de mourir ! déclara l'homme à qui la raison commençait sérieusement à faire défaut.
A ces mots, le lieutenant de police tira la poignée du deuxième tiroir de droite de son bureau. Il en sortit l'imprimé destiné à requérir un médecin psychiatre pour examiner le pauvre homme qui venait d'échouer devant lui.
– Je vous écoute, je vais prendre tous les renseignements !
Il avait l'habitude de gérer les fous. Il n'avait jamais tenté de leur faire reprendre pied dans la réalité. Chacun son rôle. Il laissait aux médecins le soin de traiter les différentes pathologies qui obscurcissaient les esprits plus faibles, sans jamais se moquer de ces détraqués mentaux, à la différence de certains de ses collègues qui ne se gênaient pas pour le faire. Derrière chaque malade, un être humain était en souffrance. Lorsqu'il en avait l'occasion, il tenait à leur offrir un peu de réconfort en les écoutant simplement, même s'il devait feindre de croire en leurs propos déments.