I
LES NOUVEAUX PROPRIÉTAIRES
Alléchés par l'odeur
Le 26 mai 2004, le parfum entre dans la cour des grands. C'est une autre cour, de justice, celle-là, qui lui donne enfin ses titres de noblesse moderne, en déclarant que les fragrances sont désormais protégeables par le droit d'auteur.
Même si, en raison d'un dossier incomplet, le tribunal de grande instance de Paris ne donne pas gain de cause à L'Oréal qui cherche à se défendre des copies de son lucratif Acqua di Gio, le principe est désormais acquis : les conglomérats du luxe peuvent à présent agir en contrefaçon contre les imitateurs de leurs précieux jus. Ce qui s'apparente à une défaite pour le célèbre groupe se transforme en réalité, à plus long terme, en une victoire sans précédent. Peu importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse !
Le jugement est explicite et fera date : Comme cela résulte de la réflexion, tant jurisprudentielle que doctrinale reprenant souvent des termes musicaux dans les discussions relatives aux parfums, [...] la composition créée par l'auteur du parfum/fragrance peut être comparée à une partition permettant de reproduire une musique comme la formule retenue par l'auteur du parfum permet de reproduire la fragrance. [...] ainsi, la fragrance peut effectivement être considérée comme le résultat d'une recherche intellectuelle d'un compositeur faisant appel à son imagination et à ses connaissances accumulées pour aboutir à la création d'un bouquet original de matériaux odorants choisis dans un but esthétique constituant ainsi une œuvre de l'esprit.
Le lyrisme de cette décision surprendra le profane. Mais, au-delà des analogies dignes d'un mélomane, les attendus s'avèrent capitaux pour une industrie qui – parfums et cosmétiques compris – génère mondialement plus de 200 milliards de dollars de chiffre d'affaires. La contrefaçon lui coûterait plus de 7 % de ses revenus. C'est pourquoi, depuis bien longtemps, le contenant des opulents effluves suscitait de multiples précautions juridiques : les noms étaient déposés à titre de marques et les formes des flacons l'étaient au registre des dessins et modèles. Les juges n'hésitaient pas à sanctionner lourdement ceux qui s'inspiraient de trop près d'un emballage à succès planétaire.
Mais le contenu souffrait encore d'une sorte de vide juridique. Or, une telle incertitude n'était plus tolérable, à l'heure où des empires financiers se battent pour avaler, puis maintenir artificiellement en vie, des maisons de haute couture dans le seul but d'en apposer le nom sur une petite fiole que tous, ou presque, voudront s'offrir.
L'une des batailles les plus vitales menées par les géants du luxe s'achève enfin. Car celle-ci est engagée depuis plusieurs années. Les juges qui statuèrent en ce 26 mai 2004 relèvent d'ailleurs que si un débat doctrinal et jurisprudentiel concernant la protection d'une fragrance par le droit d'auteur existe toujours, cela n'exclut aucunement que des éléments de réponse non négligeables aient déjà été apportés. Dès 1974, Rochas se trouve d'ailleurs au cœur d'une première série de procédures visant à mettre à l'abri ses parfums. Le sénateur Pierre-Christian Taittinger, gravement préoccupé par la question, échoue à faire progresser la cause. Les entreprises, faute d'obtenir une réponse du législateur, se lancent alors à nouveau à l'assaut des magistrats afin de faire admettre leurs riches odeurs au rang des œuvres bénéficiant du droit de la propriété littéraire et artistique : en 1994, c'est Kenzo qui attaque, suivi notamment, en 1997, de Clarins, puis, en 1999, de Thierry Mugler, à qui succède, en 2002, Lancôme, etc.
Entretemps, la course à la propriété intellectuelle s'est poursuivie devant les instances européennes. C'est par le biais assez surréaliste d'un droit des marques olfactives que la Cour de justice de communautés est saisie. Les sociétés les plus en pointe ont longtemps piétiné sur ce chemin. Il leur était en effet bien difficile de préciser la façon rationnelle et concrète d'identifier une marque constituée d'une combinaison d'odeurs... Jusqu'à ce que, là encore, une décision favorable sur le principe, rendue le 12 décembre 2002, au plus fort de la saison, vienne rassurer la profession. Beau cadeau de Noël pour les parfumeurs.
En moins d'un an et demi, ces derniers ont donc gagné sur les deux tableaux. Mais cette brillante entrée de la corporation dans le nouveau millénaire n'est, en vérité, que la énième péripétie d'une conquête, par la propriété intellectuelle, de tous les secteurs économiques. Chaque bien mis sur le marché, chaque nouvelle technologie, chaque service innovant se doit en effet d'être aujourd'hui protégé, faute de perdre toute valeur à la vitesse d'un téléchargement. Les nouveaux riches – qui participent et gagnent à cette version moderne du concours Lépine consistant à bidouiller un logiciel, à mettre sur pied le moteur de recherche ou encore à pondre un tube mondial – ne le resteraient pas longtemps s'ils ne devenaient surtout d'heureux propriétaires... de droits.