Jeudi 2 juin 2005. À 16 h 14, mon téléphone portable sonne. C'est Bruno Le Maire, le conseiller de Villepin, qui appelle. Il me lâche sur un ton solennel : « Azouz, bonjour, je te passe le Premier ministre. » En quelques mots, Villepin, sur un ton professoral, transforme ma vie : « Azouz, c'est Dominique. Je t'apporte des soucis : j'ai décidé de te nommer ministre délégué à la Promotion de l'égalité des chances. Tu seras directement rattaché à moi… À demain. » Et il raccroche
Brusquement, sous la pression du destin, une porte s'est ouverte, un courant d'air a tout aspiré dans une sorte de dépressurisation de ma cabine, j'ai été transporté dans un accélérateur temporel, sans masque à oxygène. Les années se sont engouffrées par paquets derrière moi. Le temps de la jeunesse innocente s'est esquivé. Ne me sont restées que des odeurs de crottes de bique, de lait de chèvre, de la gomme dans mon cartable, du plastique qui recouvrait mes livres et mes cahiers, celle de l'intérieur de ma trousse, de la craie, des crayons à papier HB. J'entends mon père qui murmure à mon oreille avant de m'endormir : « Mon fils, l'icoule c'est bien pour gagner la vie. » L'icoule, c'était l'école où il n'avait jamais mis les pieds. Je ne sais plus exactement ce qui sort de ma bouche pendant ces deux minutes. Peut-être ai je dit vaguement que je m'étais préparé à cette idée, que la veille des rumeurs m'étaient parvenues aux oreilles et que j'étais allé courir au jardin du Luxembourg pour évacuer le stress, sanglotant comme un nouveau-né. Pensant à mon défunt père, à ses parents, aux paysans de son village envoyés au front en 1917, aux autres, arrachés à leurs champs de blé sétifiens et tués à Monte Cassino. Les vies de tous mes ancêtres ont défilé en trois secondes pour une récapitulation générale. Ce que je vivais ressemblait à un remboursement de l'Histoire. Madame la France m'avait choisi pour régler ses dettes envers ces dizaines de milliers de paysans d'Afrique du Nord qu'elle avait envoyés à la mort sans billet de retour. Une seule phrase et je me retrouve tout bête dans ma solitude, dans le tumulte des murmures de mes ancêtres enfin heureux, dans mon appartement en train de suivre un match de tennis à Roland-Garros qui oppose une Française à une Russe. Cette histoire commence par du sport. Ce sera du sport jusqu'au bout.
Mon destin file entre mes doigts pour suivre son cours. Il joue avec mes nerfs : « Alors, bonhomme, tu voulais de l'harissa dans ta vie, tu en as assez avec ça ? Allez, vas-y, je te regarde faire ! » C'est vrai que j'ai toujours aimé les plats relevés, mais cette fois ce n'était pas du Cap Bon tunisien mais du Vindaloo indien, du mexicain, de l'antillais. Ça enflammait tout sur son passage
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Le soir, quand l'annonce officielle est faite par le secrétaire général sur le perron de l'Élysée devant les télévisions et les radios, quand le nom de famille de mon père, Begag, de Sétif, Algérie, débarque dans l'histoire de France, mon téléphone commence à exploser. Cela va si vite que je ne réponds que trois mots à mes amis dont je lis le nom sur mon portable, je raccroche pour en prendre un autre, je n'arrive pas à faire de la place dans la mémoire qui sature au fil des secondes. J'essaie de partager ces moments avec mes amis, de leur dire mes impressions à chaud tandis que le téléphone brûle dans mes doigts, tant les appels sont nombreux et la batterie insuffisante. Comme celle de mon cœur. Journalistes, parents, camarades d'enfance, amis nouveaux, gens croisés aux hasards des chemins de la vie, correspondants de l'étranger, Los Angeles, Alger, Le Caire, Bamako, mes enfants…, je ne sais que dire à chacun. Un mot revient à chaque fin de phrase sur mes lèvres : « Mektoub. » Tout cela était écrit, pour l'écrivain que je suis. Tout ça grâce à l'icoule !
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Le soir-même, je me rends chez Jean-Philippe qui m'a invité à dîner dans le Marais. Je me dis qu'il ne faut surtout pas modifier mes habitudes, changer mes plans de vie. Au contraire, je dois rester dans mes vieilles baskets pour sortir indemne de cette aventure en restant lucide. Mais le téléphone n'arrête pas de brûler. Les minutes que je vis sont historiques. Je ris aux éclats, je ne sais quoi faire d'autre. C'est la première fois dans l'histoire de ce pays qu'un Français issu de l'immigration maghrébine est nommé ministre d'un gouvernement. Sous Jean-Pierre Raffarin, Tokia Saïfi n'était que secrétaire d'État. Je suis fils de pauvre, élevé dans un bidonville, nourri au couscous trempé dans du lait de chèvre, et j'accède à des fonctions suprêmes ! De quoi passer une nuit blanche.