LES YEUX D’HARRY

COMMENT J’AI RENCONTRÉ HARRY…

1

Comment expliquer ce qui m’est arrivé sans passer pour un fou ? J’ai beau tourner et retourner cette question, je ne vois pas d’autre solution que de reprendre du début, de ce qui fut mon début, l’aube de mon désenchantement.

Je m’appelle Jan Craven.

Il n’y a pas si longtemps, j’étais un homme au cœur sec, incapable de garder la femme de ma vie, mais professionnellement comblé, puisque, à la tête du journal télévisé du week-end, j’étais précisément là où j’avais toujours voulu être.

Et parce que tout passe, tout change, tout tourne, je me suis retrouvé un jour sans travail, sans amis, sans envies, errant sur un sentier le long des plages du Kerala.

Je me souviens de ce matin comme si c’était hier.

L’Inde, arrivée de nuit, transfert par minibus jusqu’à mon hôtel et le soleil qui se levait alors que j’étais incapable de trouver le sommeil. J’aurais très bien pu vider le minibar, me glisser dans le lit et prendre des somnifères ou, mieux encore, piquer une tête dans la piscine.

Mais non, je chaussai mes Pataugas et partis par le premier chemin qui longeait le littoral. Ici, la solitude ne me pesait pas. De magnifiques arbres rivalisaient pour atteindre le ciel, des oiseaux colorés lançaient des cris de début du monde et une multitude de singes braillards se disputaient de la nourriture laissée là par des moines. Alors que, le nez en l’air, j’observais leur manège, le sol s’ouvrit brutalement sous mes pieds.

Je tombai la tête la première, les bras tendus, la bouche ouverte sur un hurlement, persuadé que mon corps allait être traversé de pics acérés et que mon agonie durerait des heures.

Mais c’est un sol sablonneux, noueux de souches et de lianes, qui m’accueillit avec rudesse.

Sonné, je restai assis, les yeux rougis et la bouche remplie de terre, mais indemne et déterminé à me sortir de là plus vite encore que j’avais dégringolé.

Je m’attaquai cent fois aux murs veinés de racines de ce piège qui m’avait happé. Et cent fois, à quelques centimètres du bord, je chutai au fond du trou. La paroi était de sable et de terre et l’ensemble, solidarisé par des racines pourries, s’effritait sous mes doigts. Et puis, mon corps, peu enclin au sport et blessé, m’abandonna très vite.

Je dus alors admettre avec horreur qu’il n’y avait rien à faire, à part hurler, ce que je fis, à m’en briser les cordes vocales.

Ma voix s’éteignit à trop forcer dessus, trois de mes ongles étaient arrachés et mes muscles douloureux jusque dans chacune de leurs fibres. Dans le rectangle un peu moins obscur au-dessus de ma tête, je voyais la cime de deux palmiers se balancer dans le vent. Déjà, je sentais ma langue s’épaissir, plus assez de salive. Et pourtant, depuis combien de temps étais-je tombé dans cette fosse ? Six, peut-être sept heures…

Première leçon enseignée par l’Inde : attends-toi à réfléchir sur toi-même, surtout si tu n’es pas venu là pour ça.

Des larmes de désespoir jaillirent, roulèrent sur mes joues et je me recroquevillai dans un coin de ma prison. Je n’étais pas un héros, loin de là, et depuis que la nuit peuplée de cris d’animaux m’avait enveloppé de ténèbres, la panique s’insinuait en moi. Que me restait-il ? L’espoir qu’on me retrouve ? Mais cet endroit était immense, et surtout, personne ne savait où j’étais allé.

Ce constat ne réduisait pas mes angoisses, bien au contraire. Réduit à l’impuissance par deux longueurs de bras, un sol inaccessible, avec le carré du ciel, limpide, au-dessus, quelques feuilles de palmiers en clair-obscur, j’avais la certitude qu’un éléphant ne tarderait pas à m’écraser en tombant à son tour dans le piège.

Car cet improbable trou était situé dans une partie de la forêt classée réserve animalière, zone dangereuse où je n’étais pas censé m’aventurer. Ce qui, en outre, allait sérieusement compliquer les recherches, sitôt qu’elles commenceraient. Si elles commençaient un jour.

Je me sentais comme une vierge livrée aux lions et la vision d’un cul d’éléphant m’engloutissant tout entier ne quittait plus mon esprit.

J’avais toute la nuit pour ressasser les raisons qui, à quarante-cinq ans, m’avaient fait passer pour un has been aux yeux des nouveaux patrons de la chaîne. Ça allait être long, et surtout, terriblement déprimant.

Mais quand je dis toute la nuit, j’exagère. Car l’improbable allait bientôt se produire, facétie curieuse, union ponctuelle du hasard et de la loi de Murphy. Je veux évidemment parler d’Harry.

2

Je suis né à Montignac, en Charente, comme mon père avant moi, et son père, et le père de son père. Depuis douze générations, l’aîné s’est allié au cheval de labour, au bœuf, puis au tracteur, pour ensemencer les sillons ouverts de cette terre d’un bel ocre jaune. Le blé, l’orge, l’avoine, quelques rangs de vigne pour le vin de table, et des vergers aussi, pour les confitures ou les cerises à l’eau-de-vie. Un peu de bétail, une vingtaine de poules, voilà ce qui a occupé mes aïeux. Jusqu’à mon père, qui s’y épuise encore, et qui a peut-être, au moment même où je pose ces lignes, une pensée pour son fils unique, autant prodige que prodigue.