CHAPITRE UN
À sept ans, j'ai arrêté de parler. De « l'autisme tardif », ils ont appelé ça. Mes parents ont demandé si c'était fréquent. On leur a répondu non, et moi, je me serais accordé le droit de l'ouvrir une dernière fois, j'aurais ajouté « tant pis pour les autres ! » Parce qu'autant vous dire que mon handicap, c'était du faux, ma couverture cousue main, après avoir déjà trop longtemps observé le monde et mesuré tout ce qu'il fallait y faire pour être - au maximum - heureux un minimum. Moi, avec le bonheur que j'étais en droit de me promettre, il n'était pas question que je reste à patauger dans la magouille verbale. Je me suis tirée de là vite fait. Pas si vite, en fait. J'ai pris le temps de réfléchir. Je m'étais fixé juste une limite : sept ans. On m'avait dit que c'était l'âge de raison. J'ai, dans une première vie, beaucoup bavardé, réclamant plein d'amour et plein d'attention, et quand j'ai vu que, même avec ma grande intelligence, on me traitait comme une enfant, que je devrais prendre ce qu'on me donnait, jamais grandir dans mes désirs, j'ai dit : « OK ! Très peu pour moi. Autant qu'ils continuent à dialoguer avec le chien. Moi, j'arrête. » C'est vrai, je me le suis dit comme ça. Les choses graves, on ne peut pas se les dire autrement, encore moins les faire à moitié.

Ce qui a été pénible au début, c'est le défilé des spécialistes pendant la période de transition, quand la famille s'inquiétait encore. Ce qui est vachement rassurant, c'est que les gens qui vous aiment ne s'inquiètent jamais très longtemps. Les spécialistes, je les ai tous faits, à commencer par l'ORL, une idée de mes parents, comme si mon silence pouvait venir d'un grippage mécanique de la machine impeccable que j'étais déjà. À la fin du premier mois de silence, on a vu que la langue était toujours bien en place, « bien pendue » comme ils me le reprochaient avant que je leur obéisse trop fort. Elle a levé les sourcils, l'ORL, une belle dame blonde chez qui j'aurais parlé toute la vie si elle m'avait adoptée. J'en ai vu, des paires de sourcils levés, avant qu'on assène le diagnostic à mes géniteurs en larmes. Je les alignerais, ça ferait une longue liane poilue qui donnerait une vague idée de la longueur de la douleur de mes parents. Ils se sont empêtrés là-dedans, t'as pas idée. Ils étaient très doués, alors ils n'imaginaient pas pouvoir produire une enfant comme moi. Enfin doués... intellectuellement, je veux dire, parce que pour la vie, ils étaient catastrophiques.
Du jour de ma naissance, mon père a trompé ma mère, comme si la reproduction valait date de péremption. Il avait des millions de mots à sa portée pour raconter des bobards et des idées de mensonges à revendre, parce qu'il était très imaginatif. Plus courageux, il aurait fait un bon artiste. Au lieu de ça, il est devenu mari. J'aurais pu arrêter de penser et de parler en même temps, je n'aurais pas hésité après ces tristes spectacles qu'il m'a été donné de contempler toute mon enfance. Seulement le cerveau, c'est pas un bout de soi qui se laisse quitter facilement. J'ai fait énormément d'exercices pour y parvenir, mais mon extraction du monde n'a jamais excédé quelques secondes. En vérité, j'étais une pensée sur pied qui pourrissait jamais. Asséchée aujourd'hui, j'ai des survivances, la sève qui me pète dans les neurones en permanence, et on pourrait me faire n'importe quoi, on ne m'éradiquerait pas. Entre nous, avoir des pensées qui poussent de partout, été comme hiver, pas avoir de saisons, c'est un vice de fabrication que je souhaite à personne. J'avais toujours un avis sur tout, des solutions à tout, et des plans à échafauder. À cet âge-là, les taire ne m'a pas frustrée. Ça m'a évité la déception de ne pas être entendue. J'aurais, par exemple, dit à ma mère : « Tu sais, tu devrais pas le croire », ça n'aurait servi à rien. Elle le voulait comme une teigne et il n'y avait ni beaucoup d'amour, ni beaucoup de raison là-dedans. Je lui avais balancé d'ailleurs, en prenant un ton de nourrisson pour ne pas me faire engueuler, et à quatre ans c'est tout, je voyais déjà bien qu'il fallait que je tempère, parce que les gens, ils n'aiment pas la vérité : « Maman, c'est pas Mamie qui a appelé. C'était une dame qui s'appelle Jacqueline. » Même l'identité, je lui avais donnée ! Vous savez ce qu'avait répondu ma mère ? Elle m'avait dit : « Si Papa dit qu'il passe chez Mamie, c'est que c'est vrai. Il faut toujours croire son papa. » Quand tu entends des conneries pareilles, sept ans, c'est vieux pour arrêter de parler. J'étais déjà un vieillard au bout du rouleau des mots.