Chapitre I
La ville russe comme lieu de mémoire
La ville russe dans l’histoire
Comment la Russie a-t-elle pensé au passé de ses villes ? Si l’on interroge la tradition depuis le XVIIIe siècle, on est frappé par une sorte d’ambivalence qui entoura la perception, la mémoire des villes ou de la plupart des villes russes.
Pour une part, les élites russes européanisées tendaient à considérer avec une certaine gêne, voire avec honte, ces agglomérations auxquelles elles déniaient presque le droit de porter le nom de villes. Cela ne concernait que rarement les « capitales », Saint-Pétersbourg depuis 1712 ou 1713, et Moscou qui l’avait précédée dans ce rôle. Passe encore pour le chef-lieu de province ou « ville du gouvernement » (goubernski gorod), qui pouvait trouver, à condition d’avoir procédé à une certaine modernisation, quelques grâces aux yeux des voyageurs critiques. Mais la petite ville, qui avait bien souvent reçu le statut de chef-lieu de district lorsque fut appliquée la réforme administrative de Catherine II de 1775, fit l’objet d’un mépris particulièrement cuisant. Aussi anonyme qu’interchangeable, elle n’était pas désignée autrement dans la littérature que comme la « ville [soit chef-lieu] de district X » (ouezdny gorod N ou NN ) ou encore par l’intraduisible gorodichko, diminutif péjoratif formé sur gorod (la ville). Sur ce versant de la culture russe, nous sommes dans la perception que Tchaadaïev avait du passé de son pays : un pays sans histoire, sans mémoire, dont l’humus culturel était aussi mince et aussi volatil que la poussière de la steppe. Écoutons Biélinski, un des noms les plus marquants dans l’histoire des lettres russes, qu’il contribua grandement à modeler à l’époque de Nicolas Ier. En 1829, à un âge (dix-huit ans) où il ne pouvait encore raisonnablement être classé parmi les « occidentalistes », il voyagea à travers la Russie et tint une sorte de journal, très instructif en vérité. C’est en effet en censeur sévère qu’il considérait les agglomérations qu’il traversait : partout il ne voyait que ruralité, archaïsme, petites dimensions, manque d’ordre et de régularité. Le voici, par exemple, qui passe par la petite ville de Spassk (chef-lieu de district, évidemment, créé « artificiellement » en 1778, sur la base d’une bourgade ayant appartenu à un monastère avant la sécularisation des terres monastiques) et qui note presque avec dégoût : « Cette sale petite ville [ gorodichko] ne mérite même pas qu’on en parle : rendez-vous compte, elle ne possède même pas de maison gouvernementale pour abriter les bureaux […] ; il n’y a pas une seule maison de pierre… » Plus loin il apprécie davantage la ville de Riazan, fondée au début du XIVe siècle, mais c’est parce qu’elle comporte des preuves de modernité, par exemple des rues droites52, trace, là aussi, des réformes urbaines de Catherine II qui avait ordonné de redessiner les centres des villes principales.
Revenons sur la « pierre » qu’évoque le jeune Biélinski : à l’époque où il écrit, ce terme désigne encore, indifféremment, la pierre proprement dite, rare et chère en Russie, et la brique. Autrement dit, elle s’oppose au bois et signifie que la maison est construite « en dur », comme dans l’histoire des trois petits cochons. Le bois, bien sûr, est synonyme de ruralité, mais il est aussi contraire à la pérennité : indépendamment même des risques énormes d’incendie, il est très rare qu’une construction de bois puisse survivre à deux ou trois générations. Voilà donc que les villes russes anciennes sont frappées d’amnésie en raison même de la rareté de la pierre et de la nouveauté relative de la brique, utilisée seulement, et surtout depuis Pierre le Grand, par la Couronne, l’Église et les élites, et ainsi la perception « moderniste » de la ville, qui n’y cherche que des preuves d’européanité, se fait du même coup anhistorique : si mémoire il y a, depuis la révolution culturelle de Pierre le Grand, elle ne peut que se localiser dans le présent… et l’avenir.
Sur l’autre versant de la culture russe, celui qu’on connaît sous le label « slavophile » ou nationaliste, mais dont les origines sont plus anciennes qu’on ne le croit, voici que ces villes si décriées se drapent dans une splendeur que leur confère leur rôle, celui de conservatrices du passé russe. Tant mieux si quelques monuments – églises, monastères, murs d’enceinte (kremlin ou diétinets), quelques rares palais des tsars, princes ou boyards, bâtis jusqu’à la fin du XVIIe siècle – aident à faire déposer (au sens chimique du mot) la mémoire russe. Mais ce n’est pas le plus important : le dépositaire, à la limite, peut rester virtuel, abstrait, car on ne lui demande pas de manifester visuellement une continuité locale, mais, presque au contraire, de témoigner d’une idée universelle et atemporelle, touchant à l’histoire russe dans son ensemble. La ville libre de Novgorod perdit son indépendance ou autonomie (et symboliquement sa cloche, dont le tocsin servait à rassembler ses citoyens) en 1478 et fut pour ainsi dire massacrée par Ivan le Terrible en 1570. Au moment où nous écrivons ces lignes, la ville s’apprête déjà à célébrer en 2009 le 1150e anniversaire de sa prétendue fondation. En mars 2006, le gouverneur de la région de Novgorod déclare dans un discours : « Derrière les douze siècles d’histoire de Novgorod se dresse l’expérience unique de notre peuple en matière de création, de conservation et d’utilisation à bon escient des recettes de survie et de développement au cours des pires périodes de l’histoire de notre pays53. » Par-delà le comique involontaire de cette déclaration, on peut observer que le passé de Novgorod est mesuré à l’échelle de la nation tout entière et non pas dans sa valeur propre. Novgorod est utile parce qu’elle sert l’« idée nationale » ; cette ville très ancienne, poursuit le gouverneur, est « la gardienne de la mémoire nationale et de la culture de la patrie ». « À Novgorod commença la Russie. »