Introduction
Sans ignorer le sujet, les historiens de Napoléon ont accordé peu de place aux affaires coloniales dans leurs études générales sur le Consulat et l'Empire. Nous y voyons trois raisons principales.
La première est que l'épisode napoléonien et ses conséquences apparaissent souvent comme une affaire avant tout européenne. Et c'est vrai, les joutes diplomatiques et les grandes batailles terrestres se déroulèrent sur le Vieux Continent. Elles mirent aux prises les États et les nations européens. Ce furent des trônes européens que l'Empereur distribua à son entourage et (pratiquement) tous les pays d'Europe furent au premier chef influencés par les conséquences des réformes ou du développement de la légende napoléonienne. Ces aspects de l'histoire sont suffisamment complexes pour que la plupart des napoléonistes aient jugé qu'il ne convenait pas d'« embrouiller » davantage les choses en consacrant de longs développements ou analyses aux colonies qui, soit dit en passant, ne sont que rarement évoquées dans les sources le plus facilement disponibles ou accessibles. Qui plus est, Napoléon ne parut pas en personne sur le théâtre des opérations. On sait que sa présence a historiographiquement parlant une grande influence. N'en donnons comme indice que la pauvreté des études françaises sur la guerre d'Espagne, l'absence de l'empereur dans la péninsule à partir de la fin de 1808 ayant fait passer au second plan, jusqu'à une époque récente, des événements postérieurs aux conséquences pourtant essentielles.
La deuxième raison est très liée à la première : l'action et l'intérêt de Napoléon pour l'outre-mer paraissent concentrés dans une période courte allant des premiers mois du Consulat au milieu de l'année 1803, à un moment où, pourrait-on dire, il était très « occupé ailleurs » : remise en ordre intérieure, réformes fondatrices de la France contemporaine, affermissement de son pouvoir ou développement d'une diplomatie continentale visant à faire de la France une puissance dominante. Ces sujets ont été privilégiés, sans que l'on puisse dire cependant que, par exemple, les expéditions antillaises et leur cortège de malheurs aient été passés sous silence. Reconnaissons cependant que les questions coloniales ne sont souvent traitées que comme un appendice de la politique consulaire, un sujet presque autonome. Il en découle que ce terrain a longtemps été abandonné aux historiens de la Révolution, fiers du bilan pourtant contrasté de la Constituante et de la Convention, ou aux spécialistes d'histoire coloniale qui pour « remonter la pente » de la force de la légende napoléonienne se sont parfois – mais heureusement pas toujours – crus obligés d'en rajouter dans l'imprécation. En tout cas, les uns et les autres, napoléonistes ou non, ne semblent pas avoir envisagé ces questions comme étroitement imbriquées avec la stratégie (géo-)politique et économique générale du gouvernement consulaire puis impérial.
La troisième raison, parfois avancée, ces derniers temps, par le biais de polémiques qui ne concernent pas notre ouvrage, est que les historiens du Consulat et de l'Empire seraient embarrassés par l'une des décisions les plus controversées aujourd'hui du gouvernement de Bonaparte : le rétablissement de l'esclavage par une loi du 20 mai 1802. On a même récemment pu entendre certains militants de causes – dont, nous l'avouons humblement, les contours et les objectifs nous échappent – soutenir que Napoléon aurait voulu organiser le « génocide » des Noirs. Il aurait consacré à ce projet beaucoup de moyens et d'énergie, inventant même des techniques d'extermination dont on nous a dit avec le plus grand sérieux qu'elles inspirèrent les dirigeants nazis. Que les historiens napoléoniens aient pu parfois être gênés par le rétablissement de l'esclavage est sans doute un peu vrai. Ils n'avaient pas raison, car l'histoire ne saurait « gêner » celui qui l'étudie : il n'est ni un juge ni un redresseur de torts. Qu'ils aient voulu couvrir le grand Crime de Napoléon (pour reprendre le titre d'un ouvrage paru à la fin de 2005) et finalement en devenir presque « complices », selon l'auteur de ce pamphlet, est à la fois faux et insultant. Cette polémique, disions-nous, ne concerne pas ce livre qui ne constitue ni une réponse aux attaques ni une justification de la politique napoléonienne. Les personnes qui nous ont fait l'honneur de lire nos travaux précédents se sont sans doute rendu compte que, souhaitant étudier cette époque sans passion et avec recul, nous ne nous sommes pas montrés complaisants avec les actions et le bilan de Napoléon.