Un grand jour;pour le Dr Kendall
MELANIE MILBURNE
1. 
– Il y a quelqu’un pour toi, Gemma. 
Gemma leva les yeux de ses fiches et aperçut le visage de Narelle, la réceptionniste du centre médical, dans l’entrebâillement de la porte de sa salle de consultation. 
– Pourvu que ce ne soit pas un patient…, gémit-elle en sentant son estomac crier famine. 
Elle venait de travailler douze heures sans interruption. Maintenant, elle n’aspirait plus qu’à rentrer à Huntingdon Lodge et jouir enfin d’un repos bien mérité. 
– Non, dit la réceptionniste. C’est un policier, ajouta-t–elle à voix basse, avec un air de conspiratrice. 
Telle une marionnette dont on tire soudain les ficelles, Gemma se redressa. 
– Un policier ? Mais… Qu’est-ce qu’il vient faire ici ? 
– C’est le sergent qui vient remplacer Jack Chugg. Je l’ai installé dans la salle d’attente. Je pense qu’il est là pour se présenter. Tu veux que je reste encore un peu ? 
Gemma se leva. 
– Non, rentre chez toi, Narelle. Va t’occuper de Ruby et de Ben. Tes horaires ont déjà largement débordé, aujourd’hui. Je ne pensais pas qu’ils mettraient autant de temps pour transférer Nick Goglin à Brisbane. 
– Tu crois qu’il va s’en sortir ? demanda Narelle, soucieuse. 
– Qui sait… Il est toujours délicat de se prononcer en cas de traumatisme crânien. L’équipe de neurologie nous communiquera son pronostic dès qu’elle l’aura établi. Tout ce que nous pouvons faire, pour le moment, c’est de prier pour qu’il sorte du coma sans séquelles. 
– Tout Jingilly Creek attend ce moment avec impatience, à commencer par Meg et les enfants. 
Narelle posa la main sur la poignée de la porte. 
– Je m’en vais, alors. Je t’envoie le sergent en partant. Bonne nuit, Gemma. 
– Merci, bonne nuit à toi aussi, répondit Gemma en finissant de mettre de l’ordre sur son bureau. 
Quelques instants plus tard, elle entendit des pas se rapprocher, suivis de légers coups à la porte. 
– Entrez, dit-elle, arborant un sourire de circonstance. 
Un sourire qui s’évanouit dès que la porte s’ouvrit. Elle s’attendait à voir un homme légèrement bedonnant, à la calvitie déjà bien avancée, à quelques mois de la retraite, à qui on aurait confié ce poste avant de lui retirer définitivement son badge. Bref, un clone de Jack Chugg, mais en aucun cas le beau brun, sur la trentaine, grand, à la fois mince et large d’épaules, en jean et chemise de lin blanc, qui se tenait devant elle. 
– Docteur Kendall ? demanda-t–il en avançant dans la pièce, la main tendue. Je suis le sergent Marc Di Angelo. 
En glissant sa main dans la sienne, Gemma eut l’impression de recevoir une décharge électrique dans tout le bras. Sans qu’elle en comprenne davantage la raison, elle sentit son cœur s’emballer dans sa poitrine. 
– Bonjour, dit-elle, consciente que son masque professionnel était en train de se fendiller peu à peu sous le regard, d’un brun aussi foncé qu’un expresso italien, du policier. 
– Je suis navré de vous déranger à une heure aussi tardive. Je viens juste d’arriver à Jingilly Creek et il me semblait opportun que nous nous rencontrions. 
– Hum… Asseyez-vous, je vous en prie, dit–elle en désignant l’une des deux chaises qu’elle avait installées en vis-à-vis à côté de son bureau afin de pouvoir parler de façon moins protocolaire avec ses patients. 
La distance qui les séparait sembla soudain se rétrécir lorsqu’il prit place en face d’elle. Elle aurait finalement préféré qu’un bureau serve de barrière entre les jambes du sergent et les siennes, qui se touchaient presque. Malgré elle, elle remarqua les muscles saillants de ses quadriceps, soulignés par la toile de son jean, et s’efforça de regarder ailleurs. Mais lorsqu’elle leva les yeux, son cœur se mit à battre encore plus vite. Comme sous l’emprise d’une force d’attraction irrépressible, elle ne pouvait détacher son regard de celui de son visiteur. Un regard noir et impénétrable, mystérieux, qui semblait refuser à quiconque d’y lire tout ce qu’il avait vécu jusque-là. 
– Bienvenue à Jingilly Creek, ajouta-t–elle en tentant de maintenir un certain professionnalisme dans sa voix. J’espère que vous vous plairez ici. 
Il ne cilla pas, affichant une expression distante, identique à celle de tous les policiers qu’elle avait connus jusque-là dans le cadre de leur travail. 
– Pour le peu que j’ai vu, ça va me changer de la ville, répondit-il. 
Le policier en civil, à la mise décontractée, avait tout d’un citadin, en effet. De la coupe de son jean au tissu de sa chemise, de ses épaisses boucles brunes, faussement disciplinées au gel, à sa barbe de trois jours virile mais savamment étudiée, tout en lui révélait un goût sûr et urbain. 
Gemma se demanda pour quelle raison on l’avait envoyé dans un endroit aussi reculé. Etait-il venu s’y installer seul, ou avec sa femme ou sa petite amie ? 
Elle chassa ces pensées parasites de son esprit, agacée par l’idée même qu’elles aient pu s’y frayer un chemin. En quoi la vie privée de cet inconnu la regardait-elle ? 
– Dans l’ensemble, c’est un endroit assez calme, en effet. 
– Depuis combien de temps vivez-vous ici, docteur Kendall ? demanda-t–il en calant son dos comme s’il s’installait pour passer le reste de la soirée au centre médical. 
Gemma changea de position, les yeux tantôt rivés sur ses jambes incroyablement longues, tantôt happés par la profondeur de son regard. 
– Cela fait trois ans. Je viens de Melbourne. Mais j’avais envie d’apporter ma contribution à l’arrière-pays. On manque cruellement de médecins dans le bush et, apparemment, on rencontre le même problème dans votre profession. Cela fait pratiquement six mois que j’attends le remplaçant du sergent Chugg. 
Le policier opina. 
– Et qu’est-ce qui vous retient ici, docteur Kendall ? Cet endroit est un peu rude pour une jeune femme seule, non ? 
Gemma fronça les sourcils. 
– Qu’est-ce qui vous fait penser que je suis seule ? 
Ses yeux se posèrent alors sur ses mains qu’elle avait croisées autour de ses genoux. 
– Vous ne portez pas d’alliance, répondit-il en revenant planter dans le sien son regard intrigant, dans lequel elle crut déceler de l’amusement. 
– Et alors ? Qu’est-ce que cela prouve ? demanda-t–elle en se repositionnant sur sa chaise. 
Le désespoir et la solitude qu’elle ressentait parfois étaient-ils à ce point évidents ? 
Il lui avait fallu une bonne année pour se remettre de sa rupture, mais cet épisode douloureux de sa vie était loin, maintenant, et elle avait tourné la page. Et pourquoi semblait-il si persuadé qu’elle était célibataire ? Certes, elle n’était pas maquillée, il était temps qu’elle aille faire refaire ses mèches chez le coiffeur et qu’elle épile un peu ses sourcils. Ce qu’elle aurait d’ailleurs fait la veille au soir si elle ne s’était pas littéralement écroulée de fatigue sur le canapé, devant le poste de télévision allumé. 
– Je pourrais, comme nombre de médecins, faire le choix de ne pas porter de bijoux dans le cadre de mon travail. 
– Un point pour vous, répliqua son interlocuteur avec un rictus amusé. 
Il s’ensuivit un silence intimidant, et Gemma se demanda s’il était voulu. De toute évidence, le beau sergent était en train de la jauger, de l’évaluer, avant de la classer dans sa base de données personnelle. C’était une attitude typique des agents de police, habitués à lire dans la tête des gens, à décoder les moindres de leurs gestes et de leurs réactions. Il devait être très fort à ce jeu-là. Décidant d’afficher un air aussi déterminé que possible, elle croisa les bras et les jambes. 
Un léger trouble l’envahit néanmoins lorsque sa cheville frôla accidentellement la jambe du policier. Elle crut déceler une lueur intéressée dans son regard, mais, l’instant d’après, son visage avait recouvré son impassibilité habituelle. 
– Vous habitez dans une propriété nommée Huntington Lodge. Je ne me trompe pas ? 
– Pour quelqu’un qui vient d’arriver, vous êtes plutôt bien informé, sergent Di Angelo, rétorqua Gemma, un sourcil levé. 
Il haussa négligemment les épaules, mais Gemma sut d’instinct que sa désinvolture était feinte. 
– Dans une ville de cette taille, je pense que je vais vite être au courant de tout sur tout le monde. 
Elle eut l’impression que tel était son but et qu’il l’atteindrait en effet sans difficulté. Sa mâchoire carrée, son nez droit et le contour de sa bouche, apparemment peu encline à sourire, indiquaient un homme à la détermination sans faille. 
Une certaine arrogance, son air maussade et la finesse de ses traits se mélangeaient pour composer un ensemble au pouvoir d’attraction puissant et fatal, auquel elle s’exhortait déjà à ne pas céder. 
– Je vis ici depuis que j’ai quitté Melbourne, reprit-elle. Gladys Richard, l’une de mes patientes, a transformé sa ferme en maison d’hôtes après la mort de son mari, et j’ai commencé par vivre chez elle, au début, pensant que ce serait provisoire, mais je n’en suis jamais partie. Nous sommes devenues très amies. Cela explique en grande partie pourquoi je suis restée à Jingilly Creek. Je n’avais pas envie de laisser Gladys toute seule, d’autant qu’elle était devenue assez dépendante de moi à la fin. 
– Il y a peu de temps que Mme Richard est décédée, n’est-ce pas ? 
Gemma changea de nouveau de position, croisant et décroisant ses doigts autour de son genou. Le fait qu’il connaisse déjà tous ces éléments de sa vie la mettait mal à l’aise. Que savait-il d’autre sur elle ? 
– Oui, sa disparition m’a profondément attristée, répondit-elle. Elle était l’un des piliers de la communauté. Tout le monde l’aimait et elle nous manque beaucoup. 
Elle poussa un long soupir avant de reprendre : 
– Elle est partie il y a un mois et je n’arrive toujours pas à me faire à l’idée qu’elle n’est plus là quand je rentre le soir à la maison. 
Il hocha la tête, manifestant par là à la fois sa compréhension et sa curiosité. 
– De quoi est-elle morte, exactement ? 
– Elle avait quatre-vingt-neuf ans, sergent. Elle souffrait de problèmes rénaux chroniques associés à un diabète de type II. Lorsque l’insuffisance rénale s’est déclarée, elle a pris la décision de passer ses derniers jours chez elle. 
Les yeux sombres et perçants la scrutaient avec attention. 
– Vous étiez avec elle à ce moment-là ? 
Que sous-entendait cette question ? Mal à l’aise, Gemma se redressa sur sa chaise. 
– Sergent, j’ai assisté à la mort de bon nombre de patients ici, à Jingilly Creek. Nous ne disposons pas de l’équipement nécessaire pour pratiquer les dialyses et les greffes. Ni pour grand-chose, d’ailleurs… Gladys avait de toute façon décidé de mourir chez elle après une vie longue et bien remplie. Elle n’avait pas envie de subir d’autres interventions. Pour moi, ça a été un privilège de prendre soin d’une telle femme. 
– Elle devait également avoir beaucoup d’estime pour vous, dit le policier, les yeux toujours braqués sur elle. Si je ne m’abuse, Huntingdon Lodge vous appartient, à présent. 
A qui ce sergent avait-il soutiré toutes ces informations ? se demanda-t–elle, perplexe. Ray Grant, le seul agent en poste dans la ville, avec qui elle avait passé une partie de l’après-midi chez Nick Goglin, n’avait pas fait la moindre allusion à lui. La seule fois où elle l’avait entendu évoquer l’arrivée d’un nouvel agent remontait à deux ou trois semaines. 
– Je ne sais pas ce que votre remarque sous-entend, sergent, mais sachez que je n’étais absolument pas au courant de la décision de Gladys de me coucher sur son testament. J’en ai été la première surprise. Jamais elle n’avait fait la moindre allusion à cela lors de nos conversations. 
– Comment sa famille a-t–elle réagi au fait qu’elle vous ait légué tous ses biens ? 
– Gladys et Jim ont perdu leur fils unique il y a quarante ans, répondit Gemma en tâchant de soutenir, sans se décontenancer, le regard acéré de son interlocuteur. Je crois qu’ils avaient des neveux et des cousins éloignés, mais avec lesquels ils n’entretenaient pas de relations. 
– C’est donc vous qui avez hérité de l’ensemble non négligeable de ses biens… 
Décidément, ses affirmations ressemblaient de plus en plus à des accusations. 
– Huntingdon Lodge est, à l’instar de bon nombre de propriétés de la région, dans un état tel qu’elle coûte davantage d’argent qu’elle n’en rapporte. 
– Qu’allez-vous en faire, alors ? La garder ou la vendre ? 
– Je… Je n’ai pas encore pris de décision, bredouilla-t–elle. 
Ce qui n’était pas tout à fait exact. 
Gemma adorait Jingilly Creek et ses habitants, mais elle ne se sentait pas capable de diriger l’exploitation agricole de Huntingdon Lodge, ne possédant pas les compétences nécessaires. Cela dit, revendre la propriété juste après l’avoir héritée pouvait être mal perçu par les habitants de Jingilly Creek. De plus, c’était la première fois de sa vie, depuis la mort de sa mère, qu’elle possédait un endroit à elle. Aussi préférait-elle garder la propriété et s’en occuper comme elle pouvait en attendant le bon moment pour prendre une décision plus radicale. 
– Vous n’avez pas l’intention de retourner à Melbourne ? 
Gemma pinça les lèvres. Elle était consciente que le policier observait la moindre de ses expressions comme s’il vérifiait qu’elles étaient en accord avec ses paroles. 
– Je ne suis pas certaine que ces questions ne dépassent pas le cadre de notre entretien. Si vous avez l’intention d’interroger tous les habitants de Jingilly Creek comme vous venez de le faire ici, avec moi, j’ai bien peur que votre séjour ici ne se révèle pas aussi agréable et productif que vous le souhaiteriez. 
Sans se départir de son regard d’aigle, il esquissa un léger sourire. 
– C’est un risque que je suis prêt à courir, rétorqua-t–il en se levant. Merci pour le temps que vous m’avez accordé. 
Gemma l’imita, mais ses jambes chancelèrent. La présence imposante du policier semblait avoir fait rétrécir la pièce. Elle perçut les effluves frais de son after-shave mêlés à ceux, plus virils, de sa peau en cette fin de journée. Cela dit, son odeur n’avait rien de désagréable. Rien à voir, en tout cas avec les émanations parfois insoutenables de certains de ses patients, surtout les buveurs et les fumeurs. 
– Combien de temps avez-vous l’intention de rester à Jingilly Creek ? demanda-t–elle sur un ton un peu cavalier. 
– Je n’ai pas encore décidé. Cela dépendra. 
– Vous faites un remplacement ? 
– Si on veut…, répondit-il sans laisser son regard révéler quelque information que ce soit à ce sujet. 
– Avez-vous déjà rencontré l’autre officier de police de la ville, Ray Grant ? Vous devriez le trouver au poste à cette heure-là. Je l’ai vu cet après-midi, mais il ne m’a pas du tout parlé de vous. 
– Je l’ai appelé tout à l’heure pour lui annoncer que j’étais arrivé. Je vais aller le voir pour me présenter en personne. 
Il sortit une carte de visite de la poche de sa chemise et la lui tendit. 
– Voici où me joindre, au cas où vous ne me trouveriez pas au commissariat. 
Gemma prit la carte tiédie par le contact du corps du policier. 
– Où logez-vous ? demanda-t–elle. 
Les possibilités de logement étaient relativement limitées à Jingilly Creek, et il ne semblait pas être du genre à dormir au pub du coin. 
– Le Département m’a réservé une chambre dans un hôtel. Le Refuge du Berger, je crois. 
– C’est cela. Mais il n’a plus grand-chose d’un refuge, ajouta-t-elle avec ironie. Vous disposerez d’un lit, de sanitaires communs, de bière fraîche et de saucisses, mais guère plus. 
– Vous auriez un autre endroit à me conseiller ? 
Elle hésita. Elle avait bien l’intention de prendre des locataires à Huntingdon Lodge afin de payer les réparations que Rob Foster y effectuait, mais loger ce policier inquisiteur ne lui semblait pas être judicieux. 
– Il n’y a pas grand-chose ici. Il vous faudrait faire une centaine de kilomètres, jusqu’à Minnigarra, pour trouver un motel. 
– Et vous, vous ne logez pas d’hôtes ? 
Gemma sentit ses joues rosir, mais elle s’efforça de ne pas montrer son trouble. 
– Hum… Nous sommes en pleins travaux de rénovation… 
Elle vit à son regard qu’il avait compris le message. 
– Je vais tenter de m’intégrer à la vie locale, alors, conclut-il. Merci encore. 
Lorsqu’il sortit de son bureau, Gemma laissa enfin échapper le long soupir qu’elle retenait depuis son arrivée. Elle eut néanmoins l’impression qu’elle n’en avait pas fini avec les questions indiscrètes de cet officier inflexible, mais au demeurant charmant. 
La route conduisant à Huntingdon Lodge était, pour Gemma, une source perpétuelle d’émerveillement, en particulier à l’heure où le soleil commençait à décliner. Le ciel formait un fond aux tons orangés sur lequel se détachaient les nuages de poussière émanant des plaines cramoisies. Il n’était pas tombé une goutte d’eau depuis des mois, mais, pour la première fois de la décennie, les dernières pluies avaient été suffisamment abondantes pour remplir les rivières et les réservoirs. La campagne autour de Jingilly Creek avait eu du mal à se remettre de la sécheresse, mais ses habitants ne désespéraient pas de voir la pluie revenir avant l’hiver. 
Tout du long, la route était bordée par une rangée de peupliers ancestraux, dont les feuilles frissonnaient dans la brise du soir. Une bande de cacatoès s’envola en criant des rives de la rivière et tournoya au-dessus de la propriété. Pourtant, ce tableau enchanteur n’empêcha pas Gemma de ressentir un pincement au cœur en apercevant le fauteuil à bascule vide dans la véranda de la grande maison victorienne. 
Flossie, le vieux border collie de Gladys, accourut pour lui faire fête. 
– Moi aussi, elle me manque, tu sais, dit Gemma en lui caressant la tête. 
Une fois rentrée, douchée, et après avoir donné sa pitance à Flossie, elle se servit un verre de jus de fruits et alla s’installer dehors pour profiter des derniers rayons du soleil de la journée. Un couple de kangourous paissait dans l’enclos de la propriété, plus hardi qu’auparavant, maintenant que Flossie avait perdu son entrain à les courser et que sa vue et son odorat s’étaient passablement émoussés. 
Un nuage de poussière s’éleva sur la route sans que Gemma puisse distinguer s’il s’agissait d’un voisin ou de l’un des touristes que l’on pouvait croiser parfois à Jingilly Creek, mais plus rarement depuis que la voie rapide contournait la ville. En son temps, Gladys avait coutume de les accueillir chaleureusement avec un bon repas et un lit pour une nuit ou deux. Gemma avait plaisir à observer la vieille dame dorloter ceux qu’elle appelait « les gens de la ville ». 
– Moi aussi, je suis une fille de la ville, lui avait rappelé Gemma. 
Ce à quoi Gladys avait rétorqué que du sang de la campagne devait probablement couler dans ses veines, étant donné la facilité avec laquelle elle s’était intégrée à la communauté rurale de Jingilly Creek. 
Gladys savait-elle à quel point Gemma avait rêvé de s’intégrer quelque part après toutes ces années d’errance ? Jingilly Creek était devenu comme une seconde famille, dans laquelle elle se sentait aimée et appréciée à sa juste valeur. Pourtant, il lui semblait parfois que cela ne lui suffisait plus. 
Quelques instants plus tard, un second nuage de poussière apparut, mais, au lieu de s’évanouir peu à peu en s’éloignant, il se rapprocha de Huntingdon Lodge. 
Gemma se leva du fauteuil en fer forgé dans lequel elle avait pris place, encore incapable de s’asseoir dans le rocking-chair de Gladys. S’appuyant contre un pilier de la véranda, elle observa de loin la voiture gris métallisé tandis qu’elle longeait l’enclos à bétail, serpentait sur le chemin et venait se garer dans la cour de graviers, devant la vieille demeure. 
Son cœur fit un petit saut dans sa poitrine lorsqu’elle reconnut la grande silhouette qui s’extrayait de l’habitacle. Deux boutons de sa chemise étaient dégrafés, révélant suffisamment de la peau bronzée de son torse pour qu’elle s’arrête de respirer l’espace d’un instant. Elle prit soudain conscience de sa féminité, comme elle ne l’avait pas fait depuis des années, incapable de se rappeler à quand remontait le souvenir d’avoir croisé un homme aussi séduisant que Marc Di Angelo. 
– Bonsoir, sergent…, lança-t–elle tandis qu’il s’approchait de la maison. Vous visitez le coin ? 
L’inscription « Je suis une princesse » ornait le T-shirt rose qu’elle portait à même la peau, et elle vit le regard du policier s’attarder – une seconde de trop – sur sa poitrine avant de remonter jusqu’à ses yeux. 
L’air devint soudain plus lourd et plus électrique. Mais elle continua à faire comme si de rien n’était. 
– Cette partie de l’arrière-pays vaut certainement qu’on y consacre du temps, dit-il, un sourire aux lèvres. 
Combien de femmes avaient eu la chance d’être embrassées par une bouche aussi sensuelle ? Gemma baissa les yeux jusqu’à sa main gauche qui ne portait aucune alliance. 
Puis elle se ressaisit : elle avait dû passer trop de temps seule dans le bush. 
– En quoi puis-je vous être utile, sergent ? demanda-t–elle sur un ton dégagé, tandis qu’il arrivait à sa hauteur sous le porche. 
Flossie se traîna jusqu’à lui en remuant la queue et se laissa caresser en se trémoussant béatement. 
Les muscles et les tendons bougeaient sous la peau bronzée de ses bras. A en juger par son teint et par son nom, il devait avoir des origines italiennes, ce que ne démentait pas sa façon d’accentuer certaines syllabes, même si sa maîtrise de l’anglais prouvait qu’il était certainement né sur le territoire australien. 
– Il n’y a manifestement pas de chambre à l’hôtel, expliqua-t–il. 
Gemma fronça les sourcils. 
– C’est bizarre… Ron a toujours des chambres de libres, d’habitude. Cela fait des années qu’il se plaint même de ne pas remplir suffisamment son hôtel. 
– Apparemment, ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il m’a suggéré de venir vous voir, maintenant que vous dirigez la maison d’hôtes. 
Le cœur de Gemma bondit. 
– Hum… C’est-à-dire que… je ne suis pas prête à accueillir des hôtes pour le moment… Je suis en train de faire décaper les murs pour tout remettre à neuf. Comme vous pouvez le constater, la maison est en mauvais état, ajouta-t–elle en la désignant, derrière elle. 
Il jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de Gemma. 
– Elle me convient tout à fait… Je suis disposé à payer mon hébergement. Je peux même vous donner un coup de main pour les travaux. Je suis habile de mes mains, vous savez. 
Je n’ai aucun doute là-dessus, se dit Gemma en posant de nouveau ses yeux sur les mains larges et puissantes. 
– Dans ce cas… D’accord. 
Quel choix lui laissait-il ? Toujours est-il que Ron Curtis allait bientôt avoir de ses nouvelles pour le coup qu’il venait de lui faire !