DU MÊME AUTEUR

Dolto expliquée aux parents, L’Archipel, 1998.

La Psychanalyse sans complexes, L’Archipel, 1999.

Remerciements

Les travaux de Roger Zagdoun, notamment sur le patriarcat et l’inceste, ont enrichi ma vision des relations père-fille.

Merci à Jacqueline Zana Victor et Mathias Lair de m’avoir aidé dans mon travail de rédaction.

Contact : jeanclaudeliaudet@wanadoo.fr.

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eISBN 978-2-8098-1554-2

 

Copyright © L’Archipel, 2002.

«  Il se trouve que, piégées dans la maternité, ou la paternité, les valences libres de désir qui se vivaient entre adultes sont mobilisées par leur progéniture et se refixent sur cet enfant qui prend pour chacun une partie de la place du conjoint. Et le conjoint perd de sa valeur par rapport à cette révélation aussi de la puissance libidinale attractive et séductrice d’un enfant. Ou il est séducteur ou il est rejeté ; ou on veut le dévorer, ou on veut le commander, le dresser, toujours avec un amour dérivé de notre narcissisme, parce qu’il est corps de notre corps. C’est le génie de Freud d’avoir compris cela avec le mot “complexe d’Œdipe”. »

 

Françoise DOLTO, La Cause des enfants.

INTRODUCTION

Le père est aujourd’hui l’objet d’un questionnement. Nous sommes à un tournant de notre histoire où il n’est plus une évidence. S’il existe une littérature sur ce sujet, il existe peu de livres traitant du père dans ses rapports avec sa fille. Cette relation est pourtant un «  lieu sensible  » : au moment où le patriarcat décline, et où les femmes sont enfin des sujets à part entière, que devient la rencontre entre le père et la fille ? J’ai commencé la rédaction de ce livre avec cette interrogation.

Chemin faisant, j’ai constaté que la question du père touche à l’ordre symbolique, c’est-à-dire à la mythologie qui fonde notre réalité dans ses dimensions à la fois culturelle et politique. La question du père n’est pas seulement une affaire de famille, elle a à voir avec le fait que nous sommes plus ou moins humains, plus ou moins barbares. Depuis que l’on a coupé la tête au père Capet et que Dieu est mort, nous vivons une contradiction : allons-nous vers un nouvel ordre où les hommes et les femmes seraient des frères et sœurs, égaux et différents en République ? Ou recherchons-nous la jouissance infinie d’individus devenus tout-puissants parce que libérés de toute règle et de toute identité, comme le promet le libéralisme ? C’est dans ce contexte que me semble se développer la relation entre le père et la fille.

Dans le but de permettre au père de comprendre sa fille, j’ai été amené à détailler l’évolution psychologique de la fille de sa naissance à sa maturité, afin d’identifier ce qu’elle attend d’un père quand elle est nourrisson, quand elle développe son autonomie au moment de la marche, quand elle découvre la différence des sexes, quand elle se prend d’amour pour lui au temps du complexe d’Œdipe, quand elle devient adolescente, puis adulte… Une telle description des étapes du développement de la femme n’avait pas encore été réalisée, du moins sous cette forme globale. Ainsi, ce livre que je destinais d’abord aux pères se trouve également destiné aux femmes.

I

LE DÉCLIN DU PATRIARCAT

En ce début du troisième millénaire, la paternité a perdu son évidence, elle est devenue problématique. Le père n’est plus le pivot de l’organisation symbolique et sociale, mais une simple fonction dont on constate la désintégration. Le géniteur, l’éducateur, le donateur du nom, le donataire du patrimoine ne sont plus nécessairement confondus dans une même personne. Un père est-il alors encore nécessaire ? Certains experts prophétisent sa mort. Après la mort de Dieu, père de l’humanité, celle du monarque, père du royaume, pourquoi pas celle du père de famille ?

Avec les pères, disparaît une conception de l’autorité. Car être père, c’est être auteur : être le premier à produire une œuvre, être fondateur, être à l’origine. Ainsi, le Dieu, père des pères, crée-t-il en énonçant cette parole : «  Que la lumière soit. » De même, lorsque le père dit : «  Tu es ma fille et je te donne mon nom », il se déclare père de par sa volonté.

Si l’on peut constater cette disparition, il est plus difficile d’en discerner les causes. On invoque des raisons sociales : l’éclatement ou la disparition de la famille, la recomposition des rôles masculin et féminin, l’absence du père absorbé par ses exigences professionnelles. On évoque également des causes scientifiques : les évolutions de la médecine, et notamment l’identification du patrimoine génétique, privilégient la «  loi » du sang1 au détriment d’une véritable loi fondée sur le symbolique et réduisent le père à être un donneur de sperme. Le droit, dans les années 70, a apporté aussi sa contribution à l’établissement du primat de la mère… D’autres estiment que l’organisation politique de la démocratie concourt au déclin du père. D’autres encore le font dater du début du christianisme, avec le remplacement du Dieu tout-puissant du mont Sinaï par un Jésus crucifié.

Certaines causes sont liées aux évolutions de ces derniers siècles, d’autres trouvent leur source dans les grandes histoires plutôt que dans l’Histoire.

1. Les discours racistes recourent eux aussi aux données biologiques pour justifier un ordre social.

1

LA MYTHOLOGIE FONDATRICE

Pour comprendre ce qu’il en est du père (et par conséquent de la mère, l’un ne se définissant pas sans l’autre), il est nécessaire de revenir aux légendes qui fondent notre réalité.

En effet, dans ses mythes, chaque culture répond au besoin de sens qu’éprouve tout homme. Du non-sens d’avant notre naissance au non-sens d’après notre mort, il s’agit de tracer un chemin qui nous permette de vivre sans être à chaque instant happé par le néant. D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? C’est à ces questions que répondent les mythologies d’hier et d’aujourd’hui, nous dessinant un espace à vivre et une manière très réglée de l’occuper, sans lesquels nous serions perdus dans un infini absurde. Car les mythes n’appartiennent pas qu’au passé, chaque époque y va de son histoire fondatrice ou explicative. La Révolution française n’est-elle pas une saga de la démocratie et des Droits de l’homme et du citoyen ? La croyance dans la science et dans l’incoercible marche du progrès ne vint-elle pas, au XIXe siècle, combler le vide laissé par l’affaiblissement de l’illusion religieuse ? De même pour l’utopie marxiste ? Aujourd’hui «  le marché » est partout et nulle part, doué d’une parfaite ubiquité, il est censé commander les faits et gestes, et même les esprits, des acteurs économiques, auxquels nous sommes réduits. Ainsi, les mythes actuels viennent se superposer sur nos mythes anciens, en une sorte de millefeuille fait de contradictions et de cohérences.

Si notre pâte mythologique est au travail, ses constituants fondamentaux restent encore ceux du Livre des livres. Si, depuis deux siècles, de nouvelles croyances apparaissent, nos fondations, à nous Occidentaux, restent pour l’instant inchangées : il faudra encore quelque temps pour construire un nouveau monde !

LE RÉCIT DE LA GENÈSE, ET LE REFOULEMENT DU FÉMININ

Certaines mythologies amérindiennes attribuent la création du monde à un couple de jumeaux. Plus près de nous, en Inde comme parfois en Grèce antique, les choses se déroulent le plus naturellement qui soit : les dieux comme les hommes proviennent d’un père et d’une mère. Les dieux vivant aux abords du mont Meru, tels qu’on les voit décrits dans le Mahâbhârata et d’autres textes sacrés, se reproduisent selon l’antique formule : Vishnou a son épouse Lakshmi, Shiva s’accouple avec Parvati. De même sur l’Olympe : Ghaïa s’unit à Ouranos pour enfanter les Titans, et Zeus naît de l’union de Kronos et de Rhéa.

Il arrive pourtant que le père ne supporte pas le partage avec une femme. Dans les cultures du bassin méditerranéen, il arrive qu’il veuille être tout-puissant, c’est-à-dire à la fois père et mère. Ainsi, la ville d’Athènes, source de la civilisation grecque, avait comme protectrice une déesse sans mère. On sait qu’elle sortit tout armée du crâne de Zeus, son père – lequel avait pris la précaution d’avaler sa femme Métis après l’avoir fécondée, afin de devenir à la fois la mère et le père… On peut se demander si Yahvé n’a pas agi de même…

Yahvé, père créateur chez les juifs, puis les chrétiens et les musulmans, conçoit Adam seul, sans l’aide d’aucune déesse. Ce dernier ne sort pas du crâne de Yahvé, qui le modèle avec de la poussière et lui donne la vie en lui soufflant dans les narines. Il le fait à son image mais se réserve l’arbre de vie et l’arbre de la connaissance. Adam n’est donc qu’une pâle copie de Dieu, ce qui préserve la toute-puissance de celui-ci. Adam n’aura en effet que le droit de nommer les choses alors que Yahvé se réserve le Verbe.

Adam est donc le fils parthénogénétique de Yahvé, une sorte de clone du père1. Celui-ci réalise ce que la science médicale d’aujourd’hui cherche à (ré) inventer. On connaît le problème que pose cette technique : la parthénogenèse ne permet de reproduire que du même, et condamne à s’aimer narcissiquement dans la duplication de soi-même, dans un jeu de miroir infini. La reproduction sexuée est nécessaire pour sortir de l’éternité indifférenciée, puisque le rejeton ne ressemble entièrement ni à son reproducteur femelle ni à son reproducteur mâle.

Yahvé se heurte à ce problème : afin de sauvegarder sa toute-puissance, il a éliminé la mère. Il lui faut donc réintroduire du féminin pour qu’Adam puisse se multiplier. La technologie biologique permettra sans doute un jour aux hommes de s’autoreproduire ; ce n’était pas le cas aux temps bibliques. Yahvé utilise un autre procédé : il plonge son fils dans une torpeur et pratique sur lui une intervention que l’on qualifierait aujourd’hui de chirurgicale. Il lui enlève une côte, ou bien ouvre son côté (l’hébreu permet les deux traductions). C’est grâce à cette pénétration dans le corps d’Adam que Yahvé façonne la première femme. Ce que fait Yahvé avec la côte, ou dans le côté d’Adam, chacun sait ce que c’est. Cette union intime qui met en jeu l’intérieur du corps, c’est ce que nous appelons une union sexuelle. Ève est le produit d’un coït à la fois homosexuel et incestueux de Yahvé avec Adam.

Quelles sont les conséquences de ce mythe du patriarcat ?

LE CHRISTIANISME ET LA NOUVELLE FEMME

Avec le christianisme apparaît un nouvel archétype de la femme, comme mère et comme vierge. On assiste sinon à une réhabilitation, du moins à une évolution du statut du féminin, accompagnée d’un clivage entre un père réel dévalorisé et un père imaginaire survalorisé. Le récit de la conception de Jésus est à ce titre éclairant. Celui-ci est redoublé dans la Bible par le récit de la conception de Jean-Baptiste.

Depuis longtemps Élisabeth et Zacharie désespéraient d’avoir un enfant. Alors que Zacharie officiait dans la synagogue, un ange lui annonce une naissance prochaine. Sans doute Zacharie se sait-il trop âgé pour pouvoir féconder Élisabeth ? Il ne croit pas en l’ange qui, pour le punir de son incrédulité, le condamne à être privé de parole. Quelques mois plus tard, Élisabeth accouche d’un garçon. Elle décide, contrairement à la tradition, de lui donner elle-même un nom. Elle choisit celui de Jean, qui n’est pas un nom de la lignée de Zacharie. On s’étonne, on interroge Zacharie-le-muet, ce dernier donne son accord en l’écrivant sur une tablette… et retrouve la parole.

Ce mythe présente quelques traits évidents : la conception de l’enfant résulte d’une intervention divine alors que Zacharie, le père officiel, est frappé d’une incapacité, l’enfant ne porte pas son nom : son père n’est pas son père.

L’origine de Jésus reprend le même scénario. Si les apôtres Matthieu et Luc ne s’accordent pas sur le détail dans leurs Évangiles, ils sont d’accord sur l’essentiel. Chez Matthieu, Joseph décide de répudier sa fiancée quand il se rend compte qu’elle est enceinte. C’est alors qu’un ange intervient : «  Ce qui a été engendré en elle vient de l’esprit saint », lui annonce-t-il. Il ne lui laisse pas le choix du nom : tu l’appelleras Jésus, ordonne-t-il.

Chez Luc, l’ange Gabriel apparaît à Marie pour lui annoncer que l’Esprit saint viendra sur elle. Et c’est Élisabeth qui devine la première l’heureux état de Marie, laquelle clame sa joie : «  Le Seigneur a jeté les yeux sur son humble servante », chante-t-elle. Pour elle, le Seigneur et l’Esprit saint ne font qu’un. C’est pourquoi on dit qu’elle est bénie entre toutes les femmes : c’est elle que Dieu a choisie, comme le faisait souvent Zeus avec les mortelles.

On voit ici comment le mythe chrétien rend une place au féminin : sous son aspect maternel seulement, et situé dans une relation incestueuse au dieu mythique qu’est son père en tant que créateur de l’humanité2. On comprend pourquoi le père réel n’a pas eu le loisir de choisir le nom de l’enfant !

Jésus le fils ne peut reprendre le flambeau du père pour transmettre ses valeurs. Il est un fils qui ne succède pas, mais supplante le père dans l’amour des hommes. En ce sens, il est parricide, crime qu’il paiera en étant abandonné de Dieu3, et par son masochisme symbolisé par la croix. Le Dieu des chrétiens n’est plus le père qui réclame à Abraham le sacrifice de son fils, il devient celui qui se sacrifie à la place des hommes4.

En tant que Dieu, il n’est plus la force, la toute-puissance, la volonté absolue qui ne pouvait reconnaître autrui que dans un rapport de domination, de maîtrise. Yahvé n’avait pas de mère, et il concevait sans l’aide d’aucune femme. Jésus, lui, est fils de Marie et de Yahvé. Un fils crucifié vient prendre la place du père tout-puissant dans l’adoration des hommes. En ce sens, le christianisme est une attaque contre le patriarcat, il instaure le début de son déclin, en même temps qu’une avancée pour la civilisation.

On a pu constater que la mythologie de la Bible et des Évangiles n’échappe pas à la loi du genre, selon laquelle incestes entre parents et enfants, entre frères et sœurs, parricides et guerres fratricides sont de rigueur ! Heureusement, ces exploits sont réservés aux dieux et demi-dieux, et renvoyés à des époques révolues. Ces mythes, pourtant, sont là pour mettre en forme notre réalité. On en retiendra qu’ils rendent difficiles les relations entre père et fille. Sous le régime du patriarcat dont nous ne sommes pas encore sortis – même si depuis deux siècles la condition des femmes change progressivement –, le féminin, plutôt que dévalorisé, est ignoré. Et comme le patriarcat ne reconnaît qu’un seul sexe, la femme est le minimum de l’homme, un homme castré5. Et si une féminité parvient à exister, elle est dangereuse puisque associée à l’inceste.

Que peut alors attendre une fille de son père dans un tel contexte ? Être ignorée dans son sexe, ou paraître dangereuse parce que incestueuse… On n’est pas loin du stéréotype de la femme vierge ou putain… Alternative dans laquelle certains pères, certes excessifs, enfermeront leur fille au moment de l’adolescence…

1. Les propos qui suivent témoignent d’une attitude de lecture. Disons que nous lisons la Bible comme certains psychanalystes lisent les contes de fées : en cherchant à être au plus près du texte.

2. Apparaît ici une configuration qui, on le verra, subsistera jusqu’à la Révolution française. L’enfant a un vrai père au ciel et un père sur terre dont le rôle est dévalué : ce n’est pas le mari qui féconde «  vraiment  » sa femme, ce que rappelle le rituel du baptême. Après la Révolution, l’État prendra la place de Dieu dans ce rôle de père symbolique.

3. Comme le fut Caïn, autre enfant incestueux du Père, cette fois-là conçu avec Ève.

4. Puisque, par le mystère de la Sainte Trinité, le père et le fils ne font qu’un.

5. Il est étonnant de constater que c’est ce mythe que vivent les enfants au moment de la découverte des sexes, comme il sera expliqué plus loin.

2

BRÈVE HISTOIRE DU PATRIARCAT A L’AGE MODERNE

Passons du mythe à l’Histoire. A une Histoire relativement proche : celle de notre pays, dans les derniers siècles avant la Révolution française qui, on le verra, marque une rupture. Pourquoi remonter si loin pour parler des rapports entre père et fille ? Parce que ce détour est nécessaire pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, après la perte du père classique. Gageons qu’après cet éclairage, la nostalgie du bon vieux temps ne sera plus ce qu’elle était…

L’AGE D’OR DU PATRIARCAT

Les historiens situent l’âge d’or du patriarcat, en Europe de l’Ouest et en France plus particulièrement, aux temps de l’âge classique.

A la fin du Moyen Age, contrairement à la représentation que l’on a pu en avoir, les pères n’étaient pas insensibles à leurs enfants. Selon l’historienne Danièle Alexandre-Bidon1, ils ne dédaignaient pas paterner leurs jeunes enfants, filles et garçons. Les rares documents que l’on possède donnent le sentiment qu’il existait une grande variété de comportements. On retrouve pourtant un point commun : la paternité n’est pas associée à la légitimité familiale. S’appuyant sur la conception véhiculée par le droit romain, selon lequel l’enfant est celui que le père reconnaît comme tel, indépendamment des liens du sang, enfants légitimes et bâtards coexistaient. C’est dire aussi que la monogamie restait superficielle.

1. D. Alexandre-Bidon et D. Lett, Les Enfants au Moyen Age, Hachette, 1997.