À Marianne Denicourt,
le 2 avril 2002.


Ma petite Marianne,

La rumeur – qu'elle va vite celle-là – me rapporte que tu serais au courant du scénario d'un des deux films que je m'apprête à tourner. On me dit même que tu aurais une version – et pas la bonne ! – sur ton bureau… J'imagine tes angoisses et je voudrais les apaiser. Ça me rappelle mon papa quand il avait trouvé par hasard mon premier scénario.
Ne te fais pas de mauvais sang Marianne. Ce film n'aura rien à voir avec toi. Ce sera très gentil, très bon, très doux pour le personnage féminin. N'écoute pas les bêtises mondaines. Je suis pudique, discret. Je ne sais faire que des films de fiction et des films gentils pour mes proches. Je ne suis pas un cinéaste de la cruauté. La cruauté ne m'intéresse pas.

Arnold

P.-S. Je pense à mes anciennes compagnes et je me dis que, putain, c'est pas facile, ça fait très peur de sortir avec un écrivain ou une écrivaine. Parce que la conception d'une œuvre, c'est brutal pour l'entourage. Mais les films et les livres sont gentils, parce qu'ils sont de la fiction. Ils nous font du BIEN.
Arnold Duplancher s'est levé tôt. Il a laissé les draps chiffonnés et sans personne à l'intérieur. Vérifié dans la glace sa tête de blond qu'il aurait voulu brun. Ébouriffé ses cheveux comme si le souffle de la jeunesse passait par chez lui chaque matin. Et grimacé de douleur en se brossant les dents. Il est huit heures, d'après la radio. L'écho du monde est triste et répétitif. Arnold Duplancher, maintenant posé sur l'accoudoir du fauteuil du salon, a les yeux qui hésitent. Qui se plissent par habitude de la grimace. Qui effleurent à la dérobée le petit bourrelet que fait son ventre une fois le bouton du jean fermé. Qui se posent sur le téléphone qui ne sonne pas.
C'est mercredi, jour des enfants qu'il ne veut pas avoir, jour de sortie de son sixième film. Et personne pour l'emmener respirer le qu'en-dira-t-on. Naguère, il y avait toujours un ami, une amante, un cousin qui s'en chargeait, l'escortait, le protégeait de l'encombrante et vieille déprime. Mais ils ne viendront pas. Alors Arnold finit par enfiler lentement sa veste treillis imprimé camouflage, attrape sa sacoche, ferme les trois verrous de sa porte, et descend l'escalier. En arrivant sur le trottoir, il jette un coup d'œil à droite, à gauche. Un peu à la façon de Robert Redford dans Les Trois Jours du Condor. Nuque raide sous le col relevé de la veste, l'œil vif. Arnold tâte sa poche. Sa boîte de Lysanxia est là.

Arnold Duplancher est un homme reconnu, il est un nom, une marque déposée, le prodige d'une génération de cinéastes, un homme qui n'affole pas la rue mais ceux qui ont la charge de réfléchir pour elle. Très jeune, il a compris que pour s'établir dans le monde il fallait tout faire pour y paraître établi. Il a donc converti ses sensations et ses désirs en pensées, lesquelles sont désormais très cotés sur le marché de l'intellect parisien. Arnold Duplancher flotte dans l'air du temps en baskets et combinaison camouflage, tel un satellite qui décode les amours, les mœurs, les modes et les coucheries de son époque. Il rayonne depuis le canal Saint-Martin jusqu'aux jardins du Luxembourg où il court parfois le soir. Secrètement, il rêve de monter plus haut, d'émettre beaucoup plus loin, d'être vu, petit point lumineux de passage que l'on prendrait pour une étoile filante, depuis New York, berceau de ses idoles. Lui n'est pas homme à observer le ciel. Il se regarde dans les yeux des filles, dans les colonnes des journaux, dans le reflet des affiches et des vitres du métro. Il se penche parfois, dans l'intimité de son appartement, sur son nombril, que depuis tout petit il aime nettoyer des peluches laissées par les pull-overs.

C'est aujourd'hui un homme qui se sent traqué. Ceux qui lui en veulent savent où il habite, à quelle heure il se lève, où il boit son café et achète ses journaux… Normal, ils sont tous d'anciens amis, voire d'anciennes amours. Ils rêvent de lui casser la gueule. Duplancher connaît leurs méthodes. Il a trouvé un jour dans sa boîte aux lettres un pigeon mort avec les pattes coupées. C'était il y a quelques années, à propos d'un autre de ses films… Il en reste une main courante au commissariat du quartier. Et une allergie déclarée à la plume. Cette fois, c'est Marianne qui pourrait débarquer et lui filer une baffe, elle pourrait aussi lui envoyer quelques doublures musclées du cinéma, ou un gros bras tatoué qui dompte les éléphants dans un cirque de province.