Comme un palimpseste
Je suis venu la première fois en Sicile, comme la plupart des voyageurs, à la recherche des vestiges de la civilisation grecque. Ségeste, Sélinonte, Agrigente, Syracuse, le théâtre en plein air de Taormine, les ruines désolées de Solonte : qui n'a rêvé à ces noms magiques ? Entreprendre de faire le tour de l'île, c'est acquitter la dette que tout homme occidental a contractée envers la patrie d'Archimède et d'Empédocle. Certes, je n'ai pas été déçu : en Grèce même on ne trouve aucun temple aussi bien conservé que celui de Ségeste, aucun ensemble aussi imposant que l'alignement des sanctuaires sur la colline d'Agrigente. Encore eût-il mieux valu, comme les Anciens eux-mêmes, aborder les côtes par la mer. La porte d'or incrustée d'ivoire, qui était scellée entre les colonnes doriques du grand temple d'Athéna à Syracuse, a disparu : les navigateurs, autrefois, apercevaient de loin son miroitement, et, lorsqu'ils reprenaient la mer, ils gardaient les yeux fixés sur ce carré d'or flamboyant, qui restait visible aussi longtemps que le bouclier de la déesse accroché au fronton du sanctuaire. Quand la dernière lueur s'était évanouie, ils versaient dans les flots une offrande de miel et d'encens qui mettrait leur voyage à l'abri des périls.
Les fables lues dans les manuels scolaires correspondent à une réalité encore vivante aujourd'hui. En Grèce on ne peut qu'admirer, en silence, les restes d'une civilisation morte à jamais; en Sicile au contraire, il semble que tout ce qu'on raconte des Anciens demeure présent. Les paysans qui habitent sur les flancs de l'Etna, et qui voient des fumerolles s'élever par les anfractuosités de la roche noire, ou des torrents de lave dévaler en mugissant les pentes, comment ne croiraient-ils pas qu'Héphaïstos en personne continue à entretenir ses forges à l'intérieur du volcan ? Tous les événements, tous les drames de la vie contemporaine en Sicile ont un modèle grec : Charybde et Scylla, ces deux villages toujours debout de chaque côté du détroit, président encore aux naufrages, si telle est la volonté des dieux. A Erice, à l'autre extrémité de l'île, n'est-ce pas Aphrodite elle-même qui, sur son char tiré par des colombes, ramène chaque année le printemps et tapisse d'asphodèles les vallons tournés vers la mer ? Mieux encore : on parle inévitablement, lorsque la conversation vient à tomber sur la Sicile, de violences, de rapts, de séquestrations : or le premier de tous les enlèvements, l'enlèvement mythologique par excellence, n'a-t-il pas eu lieu déjà en Sicile, il y a des milliers d'années ? N'est-ce pas au milieu des campagnes d'Enna, nullement « riantes » comme le prétend Chateaubriand mais au contraire désertes et calcinées, que le dieu Hadès, séduit par les grâces de la jeune fille, se jeta sur Perséphone, la souleva dans ses bras, étouffa ses cris et l'entraîna aux Enfers ?
Comme tout ce qui est vivant, le réservoir des légendes grecques est passé tel quel dans le fonds des croyances chrétiennes. A Palerme, on expose chaque année dans l'église de Porto Salvo une statue de la Vierge Marie, pendant neuf jours, en souvenir du même temps que Déméter, la mère de Perséphone, passa sous terre à la recherche de sa fille. A Taormine, au mois de septembre, quelle ne fut ma surprise, en assistant à la rituelle fête du raisin, d'observer un cortège semblable en tout point aux processions qui figurent sur les bas-reliefs antiques. De la Sicile du XXe siècle, j'étais transporté, sans solution de continuité, au milieu des Silènes et des bacchantes. Le jus des grappes empourprait leurs lèvres. La religion catholique fournit elle aussi des modèles aux péripéties de la vie courante. Assassinés par la Mafia, ou victimes de règlements de compte dans une affaire « d'honneur » entre deux familles, combien de jeunes hommes n'ont-ils pas laissé leur vie au croisement solitaire de deux chemins ! Mais au lieu de
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recevoir la sépulture commune des défunts, leur mère les a pleurés au cours d'une cérémonie qui ressemble à la déploration du Christ par Marie : qu'on revoie, par exemple, le film de Francesco Rosi sur le bandit Salvatore Giuliano, et l'on se rendra compte à quel point le souvenir de la première Pietà influence les gestes, les attitudes, les lamentations d'une mère contemporaine.
Ces trois exemples de va-et-vient entre le passé et le présent, entre les plus hauts modèles fixés par la tradition historique ou artistique et l'actualité la plus immédiate, s'ils nous invitent à voir dans chaque scène de la vie quotidienne d'aujourd'hui un reflet de l'hellénisme ou du premier christianisme, nous rappellent aussi que ce qui se passe sous nos yeux n'est pas moins intéressant que les événements survenus il y a deux mille ans. Pour ma part, fasciné par ces correspondances entre la Sicile grecque et la Sicile du XXe siècle, je suis bien vite redescendu de la colline d'Agrigente, du théâtre de Ségeste.