Enfant, j'aimais entendre les grands raconter. Quatre de mes oncles parlaient de leur guerre. L'aîné ne cachait pas l'étendue de son héroïsme. Ce courage, qui savait congédier la témérité, se manifesta, dès 1914, en Artois, dans le désordre d'une retraite qui me serrait la gorge plus qu'elle ne me faisait serrer les poings. Les hommes sentaient cette force. Quand sous-officiers et officiers étaient hors de combat, ils se regroupaient autour de ce tonton indomptable et rassurant par son sang-froid. En Champagne, sur les rives de l'Ailette, dans l'Oise, en Picardie, dans les Ardennes, ses pieds de nez au pire se succédèrent. Sedan le vit résolu puis terrassé : il arracha un blessé à la mort; un éclat d'obus faillit le rendre infirme pour la vie. Il en gardait un trou dans le dos, à deux centimètres de la colonne vertébrale, mais aucune gêne. Sa constitution clouait le bec à l'adversité. Il en tirait fierté. S'il prêchait un évangile, c'était le sien.
Les trois autres appréciaient moins de se remémorer les jours terribles. De bravoure, il n'était pas question. De loin en loin, cependant, comme on se délivre d'un trop-plein en libérant une soupape, leur frêle odyssée dans l'universelle tourmente animait leurs propos. Chacun possédait un souvenir marquant. Pour l'un, le repliement en Salonique. Une patrouille amie l'avait ramassé dans ce qu'il nommait, avec de l'infini dans le regard, le désert des Dardanelles. Le sol brûlait: une plaque de fer rouge. De la lave tombait du ciel. Autour de lui, on avait cessé d'agoniser. Il n'éprouvait même plus la douleur née de l'assurance de ne plus revoir les siens. Seule l'habitait l'envie d'être l'oiseau qui passait et repassait au-dessus de sa tête. Oiseau et envie s'évanouirent. Dans un hôpital de fortune, si l'on peut dire, il revint à la vie. Que d'eau il avait bue! De ce calvaire, il ramena un paludisme qui l'assaillit jusqu'à son dernier jour. Quand la fièvre le saisissait, il tremblait, suait, gardait la chambre. La quinine l'aidait à se rétablir. Les mots « paludisme », « malaria », « quinine », « anophèle demeurent pour moi chargés de mystère. Comment un homme vigoureux, sportif, pouvait-il, par intermittence, subir des crises qui le mettaient sur le flanc avant qu'un antique fébrifuge les atténue puis les mate? Sur son avant-bras droit, une ancre était tatouée. Vaillance et orgueil n'avaient pas plus bel emblème.
Le deuxième, soldat dans une unité de génie, avait été pris dans une explosion. Sa guerre des Gaules s'arrêterait-elle sous un amas de terre, de poutres, de tôles, un matin d'automne 1916 au bord de la Somme? Au-dessus, des chars damaient le sol. Qui, dans l'assaut ou la retraite, se donnait le temps de penser qu'il existait un ou plusieurs survivants au fond de la galerie écroulée? Ce n'est pas le hasard qui interrompit sa descente aux enfers mais sa passion de vivre. Il maîtrisa sa peur, creusa, s'exhuma. Il n'oublierait jamais le moment où un bout de ciel lui apparut. Au diable les abominations qui l'attendaient chez les vivants! Pour quelque temps encore, il accompagnerait de son pas la marche du monde. L'ensevelissement lui avait laissé des yeux affolés. Il les roulait comme si l'horreur continuait et lui imposait d'être sans trêve sur le qui-vive.
Le dernier songeait à ce compagnon de souffrance et de fermeté qui se portait volontaire s'il s'agissait de nettoyer les tranchées. Il n'était pas plus mauvais bougre qu'un autre. Plus émotif même lorsque grelottait une mandoline ou geignait un accordéon. Il larmoyait. Mais quand arrivait l'heure d'occuper un boyau ennemi et d'achever au poignard les ultimes récalcitrants, il répondait « présent ». S'interrogeait-il sur sa conduite? Qui voit clair en lui-même? Mon oncle se demandait ce que le nettoyeur de tranchées était devenu dans le civil. La plainte d'un accordéon le remuait-elle toujours? Regardait-il sa femme, ses enfants, son père, sa mère avec ses yeux d'avant? Quelles sanglantes visions assiégeaient son esprit? Connaissait-il le remords ou était-il homme à rester à la surface des choses?
Ma mère, si peu loquace, se laissait aussi aller à évoquer la guerre ou plus exactement mon père. Revenu amoindri de la tuerie, il cessa, au bout de quinze ans, de résister au mal qui le minait. Le 25 mars 1933, il partit rejoindre des hommes morts avant lui dans le carnage de Craonne, les suffocations et les vésications de Langemark et d'Ypres. Il avait trente-cinq ans. Il fut plombier. Comme explication à son absence, on m'annonça qu'il travaillait sur un lointain chantier. « Pour longtemps? » demandai-je. « Très longtemps », répondait ma mère levant les yeux vers le ciel et soudain vieillie par l'irréparable. Quand la vérité ne me fut plus cachée, elle me confia qu'il était mort enragé de nous abandonner. « Comment vas-tu élever seule ce petit qui n'a pas cinq ans! » lui répétait-il après des moments de sommeil jamais vierges de cauchemars. Il montrait une photo sur la table de chevet : elle, lui et moi à Monte-Carlo au Grand Prix Automobile, pendant les jours heureux. Il la touchait. Il lui restait cette image de son fils. On m'avait éloigné. De ses poumons atteints, on pouvait redouter la contagion. Il chérissait cette photo. Je ne l'ai jamais revue. Il l'a emportée avec lui.