Chapitre premier
LES HÉROS DE NOTRE TEMPS
1 - L'enveloppe jaune
C'était en 1951. Le célèbre avocat Jacques Isorni se présentait pour la première - et dernière - fois aux élections législatives. Devant son inexpérience, ses amis lui conseillèrent d'un même souffle : « Va voir Cado. » Son air ahuri amusa un temps ses interlocuteurs. Puis, ils condescendirent à l'éclairer : non, Cado n'était pas un surnom évocateur du Paris des noctambules, ni un code d'agent secret, mais le patronyme officiel d'un ancien préfet devenu maître d'œuvre du patronat pour les campagnes électorales. « On rentrait chez lui, comme dans un bordel, en prenant soin de n'être vu ni reconnu », aimait à conter, bien des années plus tard, en soignant ses effets, l'avocat. Le sieur Cado recevait, impassible, derrière son bureau. Au candidat figé dans une gêne de premier communiant au lupanar, il lâcha quelques mots amènes : « Parlez-moi donc de votre programme... » L'autre, enhardi, décrivit avec enthousiasme la réforme de la justice dont il rêvait. Mais cinq minutes plus tard, le préfet Cado l'interrompit, et agita une petite clochette au son aigrelet. Une secrétaire entra, l'œil vide et le geste mécanique : « Mademoiselle, une enveloppe jaune, s'il vous plaît. » Le candidat, éberlué, s'éclipsa sans demander son reste.




Pendant un siècle, la vie politique française vécut au rythme des enveloppes jaunes. Et bleues et blanches et rouges. Tous les candidats eurent recours à des financements occultes, venus du patronat ou des fonds spéciaux de Matignon. Les grands hommes de la République ont ainsi payé leurs élections : de Clemenceau à de Gaulle, de Poincaré à Mendès France, de Gambetta à Léon Blum. On peut même aisément défendre le paradoxe selon lequel ce mode de financement illégal constitua un progrès démocratique qui permit à des hommes sans fortune de se lancer, avec quelques chances de succès, dans la bataille électorale. Tout le monde ne s'appelle pas Marcel Dassault. Bien sûr, ce système n'était pas entièrement satisfaisant. Il y eut des tentations. Des scandales. L'histoire de la République en est pleine, de Panama à la Garantie foncière, de Stavisky à Aranda, qui mêlèrent argent et politique, affairistes et élus. Longtemps, les monarchistes y virent le péché originel de cette gueuse qu'ils vouaient aux gémonies. Il est vrai que l'Ancien Régime n'avait pas de ces pudeurs : patrimoine public et patrimoine privé y étaient alors confondus dans une même caisse ; le crédit personnel du surintendant Fouquet garantissait celui bien délabré de l'Etat ; et Mazarin, obscur abbé italien à la naissance incertaine, mourait à la tête de la plus grosse fortune d'Europe, qu'il léguait à une cohorte de nièces, piquantes et amorales, mariées par ses mains expertes aux plus grands noms du royaume de France. L'écho de ses très anciennes mœurs résonna une fois encore, il y a quelques mois, dans les murs du palais de justice de Rennes, lors du procès d'Henri Emmanuelli. Afin de stigmatiser les méthodes du parti socialiste et de son trésorier, le procureur évoqua la morale des croisés de l'Occident chrétien et l'intégrité de l'Ancien Régime. N'y tenant plus, le prévenu rétorqua que son séjour à l'Hôtel de Lassay, comme président de l'Assemblée nationale, lui avait fait découvrir ce somptueux cadeau offert par la duchesse de Bourbon, fille du Roi-Soleil, à son amant : « Il n'y a aucun doute, ça ne pouvait être que le fruit de son travail ! »


Vieilles histoires. Vieilles querelles. La France avait choisi de les ignorer et de poser un voile pudique - ou hypocrite - sur ses arrière-cuisines. Le pays refusait d'admettre que la vie démocratique avait un coût ; et les hommes politiques des besoins vitaux. Quand ils n'étaient pas fonctionnaires, ces derniers ont souvent trouvé des mécènes qui rémunéraient leurs passages dans les cabinets ministériels, puis les aidaient à attendre le retour au pouvoir. Georges Pompidou entra à la banque Rothschild pendant la traversée du désert du général de Gaulle. Il est amusant de retrouver chez les mêmes, plus de quarante ans après, Nicolas Bazire, directeur de cabinet d'Edouard Balladur - lui-même collaborateur précieux de Georges Pompidou. Bazire fut par ailleurs payé par la société Thomson, de 1990 à 1993, alors qu'il occupait surtout son temps et son intelligence fort vive à préparer, boulevard Saint-Germain, l'arrivée de son patron à Matignon. Avec les Rothschild, le retour sur investissement était subtil et impalpable : des amitiés, des relations, des idées, un certain art de vivre. Parfois, les choses devenaient moins subtiles et plus palpables : des subventions publiques versées sans contrepartie, des entreprises en difficulté rachetées au prix fort par le généreux Etat, des contrats mirifiques signés avec le secteur public. Ces raffinés banquiers n'avaient sans doute pas oublié ce temps lointain où leur ancêtre se rendait dans le bureau du roi Louis-Philippe, afin que Sa Majesté le roi des Français lui ouvrît les enveloppes de ses concurrents, et lui permît ainsi de soumissionner aux marchés publics... en toute sérénité. Mais certains ont conservé aujourd'hui encore ses rudes mœurs de nouveau riche : le président de Thomson, Alain Gomez, pouvait espérer, par cette bonne manière faite à Bazire et Balladur, proroger son mandat à la tête de la société publique, deux ans de plus. Ce qu'il obtint. De même, François Mitterrand ne tarda pas à remercier son ami Patrice Pelat, qui, homme à la fortune faite depuis longtemps, époux d'une héritière Lartigue, l'avait aidé à passer le mieux possible ses vingt-trois longues années d'opposition : dès 1982, sa société Vibrachoc fut ajoutée in extremis à la liste des nationalisations - et ses propriétaires grassement indemnisés - sur ordre exprès venu de l'Elysée.