PREMIÈRE PARTIE
Ô saisons, ô châteaux, Quelle âme est sans défauts ?
Arthur RIMBAUD
A flanc d’abîme, construit en pierre philosophale, le château étoilé.
André BRETON
L'histoire est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller.
James JOYCE
L'histoire, il faudrait la réécrire à chaque époque.
Alexandre DUMAS
L'histoire n’est pas une science, c’est un art. On n’y réussit que par l’imagination.
Anatole FRANCE
CHAPITRE 1
« Va dormir dans le lit de Léonard »
Le jour de mon anniversaire, par un bel hiver enneigé, mon père me prit à part et m’entraîna dans la salle des gardes où régnait un froid de glace. Dans la cheminée monumentale, flambaient les bûches de la forêt d’Amboise. Il me dit : « Maintenant tu as treize ans. C'est l’âge de la robe prétexte chez les Romains, celui de la majorité chez les rois de France. Tu as le droit, à partir d’aujourd’hui, d’aller dormir dans la chambre de Léonard. »

Il se tient debout, près de la cathèdre Renaissance, ce haut fauteuil en bois sculpté. Sa voix est douce et sa parole est ferme. Il est avec moi aussi tendre qu’impressionnant. Dans ce manoir de brique rose et de tuffeau immaculé qui baigne dans l’or de la Loire, Léonard de Vinci a passé les trois dernières années de sa vie et c’est ici même qu’il a rendu l’esprit. Ici sont venus les grands du royaume ainsi que les artistes pour visiter le maître toscan. Chaque recoin de cette demeure et presque chaque objet est chargé de ce passé légendaire. A droite de la cheminée, un fragment de l’une des premières tapisseries de Tournai évoque les fastes de la chevalerie et La Chanson de Roland. Au mur, deux hallebardes et un tinel, sorte de hache qui servait à trancher d’un coup son ennemi, éveillent ma nature violente, tandis que dans une niche, sous une douce lumière, une statue en bois polychrome représentant saint Jean apaise mes tourments. Des coffres en bois du VIe siècle et des sièges de la Renaissance espagnole, recouverts de cuir de Cordoue, attestent de la libre circulation des styles dans l’Europe des cultures.

Je lève les yeux vers mon père. Son passé de courage pourrait me le présenter en armure. Est-il un être réel ou une des statues de la bravoure ? Ses parents déportés pour faits de résistance sont morts dans les camps et lui-même est un héros de la dernière guerre. Il m’en impose et en même temps il est mon père. Avec ses cheveux d’argent rejetés en arrière, sa chemise blanche, sa cravate bordeaux, son costume bleu profond, son ruban de la Légion d’honneur et l’éclat de sa chevalière, il est pour moi, tout simplement, l’image de la France. Il me désigne mon cadeau. Ce dernier, massif, posé sur les dalles, est enveloppé dans un papier de fête. Je me demande ce que cela peut être et me réjouis déjà de la taille inhabituelle de l’objet. Je déchire fébrilement l’emballage et découvre avec étonnement la merveille. C'est un établi de menuisier, dessiné pour un enfant, mais avec tous les instruments nécessaires au travail du bois : une scie égoïne, une équerre, un rabot, un maillet, un niveau, un ciseau à bois, un tournevis, une vrille, une pince, un mètre, un compas, une règle. Douze outils aussi utiles que symboliques, auxquels s’ajoutaient ces gros crayons destinés à faire les tracés.
Etonné, je m’empare de ces instruments de travail en comprenant qu’on fait peu de cas de mes capacités intellectuelles et qu’une nouvelle vocation s’ouvre à moi dans le monde matériel. J’ai en effet perçu que mes parents se demandent ce qu’ils vont bien pouvoir faire de moi, un cadet beaucoup moins doué que son aîné. Car en dehors de mes illuminations en histoire et en français, je récolte de si piètres notes en sciences naturelles, physique-chimie, mathématiques et géographie.
Mon père me regarde attentivement et guette ma réaction face à ce cadeau rustique. Alors, comme s’il voulait effacer l’impression produite sur moi par cette suggestion d’un avenir artisanal, il prononce avec un ton inhabituel et une force étrange une phrase que je n’oublierai jamais. Et cette recommandation énigmatique, qui va me conditionner, c’est le vrai présent de mes treize ans :
« Va dormir dans le lit de Léonard, cela te donnera des idées ! »