LES VOIX
J'ai entendu les voix. Sans doute ne devrais-je parler que de ces voix qui, elles, parlaient des mots d'amour. Des voix qui ne voulaient qu'étreindre d'autres voix aimées, se tenir ensemble par les mots puisque c'était par ce chemin des ondes sonores, par cet invisible chemin des ondes qu'on pouvait encore se tenir. On était si loin, dans un lieu dont on ne reviendrait pas, embarqués dans une nef des fous qui menait droit à la mort. Parler au téléphone à ceux qu'on aime, être ensemble par la voix dont on entendait le timbre, la chaleur, l'intonation, le rythme, être dans le même présent, la même sonorité ondulatoire, à défaut d'être dans le même appartement, le même jardin, la même voiture, qui n'ont jamais permis d'ailleurs que nous soyons ensemble, sinon dans une cohabitation souvent distraite, parfois silencieuse, où chacun s'absente, erre dans ses pensées muettes, s'absente à l'autre, se l'autorise puisque cet autre est à portée de main et de regard. Non. Il s'agissait aujourd'hui d'être dans le même instant, la même conscience aiguë et douloureuse du temps, il s'agit de s'étreindre, de s'embrasser, de serrer éperdument le corps de l'autre, qui nous manque déjà, jusqu'aux larmes, et qu'on va quitter puisqu'on va se quitter. Manquer à soi-même. Serrer le corps de l'autre dans ses mots aimants, des mots qu'on ne s'adressera pas à soi puisqu'on ne survit pas à soi disparu.
Embrasser ceux qu'on aime et qui nous survivront, embrasser leur vie qui nous compose et qu'on doit laisser, abandonner, parce que c'est l'heure, l'heure choisie par d'autres, que nous ne connaissons pas, pour mourir, parce que c'est l'heure, mais pas encore la minute ni la seconde, l'heure qui nous offre encore ce délai pour parler d'amour aux êtres aimés, leur dire une dernière fois, cent fois, mille fois : je t'aime, ma mère, mon amour, mon frère, mon enfant, je t'aime, mon père, mon ami, ma sœur, mon enfant, je t'aime face à la mort qui vient, je t'aime parce qu'en cet instant je n'ai plus même le temps de dire ma peur, ma rage ni ma révolte envers ces hommes qui me tuent, envers le sort, le hasard, le destin, qui ont décidé ce matin que je devais mourir. Je t'aime alors qu'il ne me reste que le temps de t'aimer, je t'aime pour un toujours qui commence maintenant, je t'aime parce que tu es la vie que j'aurais aimé poursuivre et partager, je t'aime parce que tu es la vie aimée qui continue en toi, je t'aime toi qui demeures, je t'aime toi qui demeures la vie, je t'aime comme ma vie, comme ta vie, comme la vie qui ne s'incarne plus qu'en toi, je n'ai que ce temps-là. De l'amour. Un amour qui espère mais qui n'attend plus rien puisque c'est le néant qui vient, un amour sans désir assurément, qui voudrait vous transmettre une force, même si ce don vous inflige une douleur dont on ne guérit pas.
Comprenez, j'étais à verser le lait dans le bol des enfants, on bavarde, on rit, le téléphone sonne…
Comprenez, j'étais à passer l'aspirateur à l'étage, j'entends confusément la sonnerie dans le hall…
Comprenez, j'étais à lire tranquillement le journal dans un fauteuil du living, zut ! ça sonne…
Comprenez, j'étais à courir sur le trottoir de Preston Street, j'allais rater mon train, mais le mobile sonne et sonne, j'ai fini par répondre et…
Comprenez, j'étais au bureau, en fait dans une réunion d'experts, je ne voulais pas qu'on me dérange, on me dit : c'est très urgent, tu dois prendre la ligne…
Comprenez, nous dormions ma femme et moi, il était 7 heures sur la côte Ouest, le téléphone nous a réveillés en sursaut et…
Comprenez, j'étais dans le garage à m'échiner sur les boulons grippés de la roue crevée, j'avais les mains sales, j'allais être en retard à l'usine, le téléphone n'arrêtait plus de sonner, finalement je vais décrocher et…
Chacun avançait dans l'ordinaire de ses jours, avec ses idées qui vagabondent, plus ou moins noires et grises et colorées, avec ses mains, son corps, sa pensée au travail. Chacun, pris dans son mouvement, cheminant au matin dans son propre labyrinthe, sur un fond qui n'est sans doute pour personne celui d'une paix, ni d'une quiétude sociale, mais du moins sur un fond occidental où ne se dessine aucune ombre projetée de la mort violente et guerrière, aucune intuition angoissée d'en être la possible victime. Lorsqu'on a entendu la voix du fils, de la mère, du père, de la fille, de l'épouse, de l'amant, de l'ami, dans le combiné. C'était la voix familière d'un bien-aimé se mêlant simplement au flux tranquille de la banalité journalière. Mais avec des mots d'amour qui se répandaient dans l'écouteur, des mots définitifs et incongrus qui défaisaient la cohérence fluide de la journée, comme des cailloux, du sable, de la farine, désagrégeant la matière continue du temps. Et comme ces mots d'amour ne se mélangeaient plus au courant, qu'ils en entravaient le cours, encombrants comme des paroles d'adieu, soudain il n'y eut plus que le présent, le seul présent, la force inerte et terrifiante du présent qui cloue sur place le corps et la pensée. La journée s'est figée, s'est arrêtée, je suis tombé dans le vide de cette voix qui me dit qu'elle m'aime pour toujours puisqu'il n'y a plus d'avenir, juste l'éternité de la mort et de l'amour. C'est pourtant elle, vivante et chaude, qui me parle maintenant, mais elle me parle comme si elle était dans l'au-delà, comme si la mort était déjà venue, un présent hors du temps, la voix aimée d'un instant d'outre-tombe.