Prologue 
La plupart du temps, Kendra Taylor trouvait que les moments passés avec ses nièces l’aidaient à combler en elle cette béance que constituait sa vie sans enfants. Quand Alison ou Hannah entouraient son cou de leurs bras potelés ou posaient sur sa joue un baiser maladroit et mouillé, elle éprouvait pour leur mère, sa sœur cadette, un immense sentiment de gratitude pour ce pont qu’elle avait finalement jeté par-dessus le gouffre de leur enfance chaotique pour la rejoindre. 
Mais « la plupart du temps » laissait encore de longs moments de vide et de douleur, où Kendra aspirait à profiter dans son quotidien de l’animation trépidante qu’un enfant apporte dans l’existence. Tout en regardant la petite Alison, quatre ans et demi, enfoncer un bonnet de Père Noël sur ses boucles cuivrées, elle ressentit une fois de plus ce pincement au cœur si familier qui témoignait de l’obsession croissante que cette absence d’un enfant bien à elle occasionnait dans son esprit. 
– Elles sont formidables, non ? 
Son mari venait de la rejoindre ; il souriait aux deux fillettes qui s’étaient frayé un chemin parmi les badauds occupés à admirer l’immense sapin de Noël dressé sur l’Ellipse, au cœur de Washington, avec la Maison Blanche en toile de fond. 
– Oui, formidables…, répondit Kendra, tâchant de se faire entendre à travers les voix d’un groupe de lycéens en train de conter La Nuit de Noël aux enfants agglutinés, bouche bée, devant eux. Et elles savent ce qu’elles veulent ! 
Sans bousculer personne ni réclamer de faveur, les deux petites avaient réussi à se faufiler jusqu’au premier rang. Hannah, qui allait sur ses huit ans, expliquait à sa sœur les limites à ne pas franchir, mais Jamie, leur mère, se tenait deux rangées derrière elles, prête à intervenir, au cas où l’imprévisible Alison déciderait de passer outre. 
Kendra passa son bras sous celui d’Isaac et posa un bref instant la tête sur son épaule, sans pour autant quitter ses nièces des yeux. L’arrivée de sa sœur chez eux avait été une surprise. Ils ne l’avaient pas vue depuis Labor Day1, en septembre, quand elle était passée avec ses filles pour leur montrer les plans qu’elle avait dessinés pour un chalet à bâtir sur leur terrain, dans la vallée de la Shenandoah. Et puis le vendredi précédent, après que Kendra lui eut signalé incidemment au téléphone qu’ils n’avaient rien prévu pour le week-end, elle était arrivée à l’improviste avec ses filles. Comme ils avaient prévu de se retrouver pour les vacances de Noël, sous peu, cette visite avait quelque chose d’insolite. 
Peu à peu, la foule autour d’eux se mit à scander le compte à rebours des secondes avant l’heure où devait s’allumer dans les branches une guirlande de soixante-quinze mille ampoules. Puis à 5 heures, le somptueux sapin bleu s’illumina comme par un coup de baguette magique, sous les cris de joie des enfants. Kendra vit Alison battre frénétiquement des mains, transportée d’émerveillement. 
– Je déteste les voir partir, même si je sais qu’elles doivent revenir très vite, murmura-t–elle. 
– Jamie va devoir chercher un stage, dès qu’elle aura terminé ses études. Est-ce qu’elle t’a dit où elle comptait s’installer ? Sa visite a peut-être un rapport avec cette recherche ? 
– Je ne sais pas. Je l’ai trouvée bien évasive sur les raisons de sa venue… 
Isaac jeta un coup d’œil sur sa femme. 
– Qu’est-ce que ça veut dire, à ton avis ? 
– Qu’elle a peut-être déjà trouvé quelque chose, qu’elle se doute que je n’approuverai pas et qu’elle n’ose pas m’en parler… 
Sans être d’une beauté classique, Isaac ne manquait pas de prestance ; grand, les épaules carrées, il avait une physionomie agréable, des cheveux châtains, des yeux noisette et un sourire particulièrement séduisant. 
Il effleura la joue de Kendra du dos de sa main gantée. 
– Tu ne crois pas que Jamie a passé l’âge de solliciter ton approbation ? 
Sans doute… De son point de vue à lui… Quand il regardait Jamie, il voyait une adulte responsable, une excellente maman doublée d’un cordon-bleu, une talentueuse étudiante en architecture, une jeune femme honnête qui n’essayait pas de se trouver des excuses pour avoir fait les quatre cents coups durant sa prime jeunesse… La seule Jamie qu’il ait jamais connue, en fait. Une femme parvenue à maturité, qui reconnaissait ses erreurs et conseillait aux autres d’éviter les pièges où elle était tombée ; une femme avisée, indulgente et désireuse de faire amende honorable.