1. 
– Tu es l’homme le plus froid que j’aie jamais rencontré ! Tu as un cœur de pierre – et encore, je ne suis même pas sûre que tu en aies un. Tu es cruel et méprisable. Je te déteste ! 
La voix stridente, qui avait viré dans les aigus sous l’effet de la colère, traversait la lourde porte de chêne du bureau d’Aristote Levakis. 
Le silence se fit, puis Lucy entendit la voix grave et menaçante de son patron. Elle imaginait parfaitement le regard glacial qui devait l’accompagner. Elle ne distinguait pas ce qu’il répondait mais les phrases étaient brèves et le ton sec. Lucy soupira lorsque Augustine Archer reprit ses récriminations, d’une voix si perçante qu’elle craignit pour la carafe de cristal qu’elle savait se trouver dans le bureau, sur la desserte : 
– Ne crois pas que tu puisses me séduire de nouveau et retourner dans mon lit après m’avoir traitée de cette façon ! 
Les rumeurs qu’elle avait entendues ces deux dernières années au sujet d’Aristote Levakis n’étaient donc pas infondées. 
Lucy se disait qu’il suffirait à son patron de sourire pour que sa maîtresse excédée se jette de nouveau dans ses bras quand la porte s’ouvrit brusquement. Elle se concentra studieusement sur son écran, essayant de s’enfoncer dans son siège et de se fondre dans le décor. 
Etre invisible était sa marque de fabrique. C’était ce qui, avec ses références impeccables, lui avait permis d’obtenir ce poste tant convoité. Lucy ne leva pas les yeux, imaginant sans peine la femme qui se tenait sur le seuil de l’imposant bureau : grande, mince, blonde et d’une beauté à tomber à la renverse – l’une des femmes les plus belles du monde selon les magazines people. Sa seule manucure avait dû coûter une fortune. Et pourtant, elle n’avait apparemment pas réussi à retenir l’attention d’Aristote Levakis plus de quelques semaines. 
– Inutile de te dire que tu n’entendras plus parler de moi ! 
La porte claqua avec une telle violence que Lucy tressaillit. Même si cela ne faisait que deux mois qu’elle travaillait directement pour le P.-D.G. de Levakis Entreprises, elle savait déjà qu’il détestait ce genre de scène. Augustine Archer laissa derrière elle un nuage de parfum haute couture. Elle n’avait même pas daigné jeter un coup d’œil à Lucy. 
Cette dernière poussa soupir de soulagement, puis entendit un coup violent, comme si un poing frappait une surface dure. Elle compta jusqu’à dix et la porte s’ouvrit de nouveau. Elle leva les yeux, sans laisser paraître la moindre émotion ou réaction sur son visage. Son patron se tenait là, emplissant le cadre de la porte. On aurait dit que des flux d’énergie émanaient de son corps. 
Grand, les épaules larges, les hanches minces, chaque centimètre carré de sa peau bronzée contribuait à la puissance et à la virilité de ce parfait spécimen de mâle dominant grec. Il passa la main dans ses cheveux de jais, les laissant encore plus artistiquement décoiffés qu’ils n’étaient. Sa mâchoire bien dessinée semblait taillée dans le granit, mais ses lèvres charnues adoucissaient la dureté de ses traits, lui conférant une irrésistible sensualité. Pourtant, ses sourcils noirs froncés sur ses yeux magnifiques effaçaient en ce moment toute douceur de son visage. 
Etait-ce l’effet de la fureur ? Son regard vert pâle cloua Lucy sur place, comme si les dix dernières minutes avaient été sa faute à elle. Son cœur se mit à battre follement. Elle détestait être à ce point sensible à sa présence. Cette situation avait été supportable les deux années précédentes, puisqu’elle n’avait affaire à lui que de loin en loin. Mais être en contact direct avec lui plusieurs fois par jour avait encore un impact dévastateur sur elle. Le souvenir de ces instants partagés dans un ascenseur, presque un an plus tôt, remonta à la surface et une chaleur familière l’envahit. Ce n’était vraiment pas le moment… 
– Lucy, lança-t–il soudain, comme s’il avait envie d’étrangler quelqu’un. Venez me voir ! 
Elle cligna rapidement des yeux et revint brusquement sur terre. Que faisait-elle ? Elle rêvassait à son patron comme s’il n’était pas là, le regard fixé sur elle. Prise au dépourvu – ce qui ne lui arrivait jamais –, elle se leva gauchement de son siège et se dirigea vers lui. Mais, l’esprit encore perturbé et dans la précipitation de se ressaisir, elle laissa échapper son bloc et son stylo. Se maudissant mentalement, elle se pencha pour les ramasser, soudain envahie par une angoisse terrible : sa jupe était trop serrée, et risquait de se déchirer ! Elle l’avait par erreur fait pratiquement bouillir lors de sa dernière lessive, ce qui l’avait rétrécie de quasiment deux tailles. Et cette jupe était la seule de son armoire qui convînt à ses nouvelles responsabilités dans l’entreprise – elle n’avait pas encore eu le temps d’aller renouveler sa garde-robe. A l’idée de se retrouver en petite culotte devant Aristote Levakis, elle fut saisie de terreur.