INTRODUCTION
Les mécanismes de la dépendance
Nous naissons tous dépendants. Petits mammifères fragiles et complexes que nous sommes, dépendants de l'oxygène pour respirer, dépendants de la nourriture que le sein maternel (ou les premiers laits de l'industrie humaine) doit nous apporter pour vivre et grandir, incapables de ne pas nous laisser mourir de faim avant deux ou trois ans, dépendants aussi de la chaleur contrôlée de notre nid. Nous grandissons plus ou moins bien, plus ou moins vite, selon notre milieu, notre patrimoine génétique, et surtout selon le désir et l'excitation de notre mère. De son amour dépend notre avenir.
Au fil du temps, nous sommes censés acquérir notre autonomie et notre indépendance, mais il nous faudra toujours respirer, manger, dormir, nous protéger, aimer et être aimés. Nous reproduire et donc avoir besoin de l'Autre. Ne pas être seuls. Ne pas pouvoir être seuls. Et par là même, devenir dépendants de notre couple, de notre travail... Redouter, toute notre vie, la solitude et les idées de mort et d'abandon qui l'accompagnent. Ne pas être malades non plus pour, à notre tour, élever nos « petits dépendants ». Ne jamais se laisser aller pour ne pas devenir — trop tôt — un petit vieux ou une petite vieille, à qui l'on donne à manger à la cuillère, que l'on aide à se lever, à se laver, à marcher. Dépendants de médicaments pour dormir ou se tranquilliser, de l'oxygène apporté par sonde nasale ou par trachéotomie.
Une vie d'homme. Une vie de dépendances De dépendances incontournables. Pour tous.
En plus de ces dépendances vitales, il en existe d'autres que nos comportements excessifs ou la consommation de substances vont créer. Pourtant, avant d'y être confrontés, nous voulons croire que nous pouvons y échapper, que nous avons même intérêt à échapper à ces dépendances « secondaires ». Que nous n'en avons pas besoin pour vivre. Et qu'il suffit de vouloir pour pouvoir. Ce sont, effectivement, des dépendances initialement évitables, rajoutées aux dépendances indispensables de notre vie d'homme et qui, contrairement à ces dernières, constitutionnelles et constructives, finiront par menacer les fondamentaux de l'existence humaine : manger, dormir, se protéger, faire l'amour et se reproduire, avoir envie de vivre. Mais nous allons, bien malgré nous, les rendre nécessaires pour survivre. Au risque, parfois, de notre santé physique et psychologique. Nous n'avons pourtant pas besoin de tabac, ni d'alcool, ni de cocaïne, ni d'ordinateur ou de sports extrêmes pour exister. Alors pourquoi certains vont-ils s'en rendre esclaves ? Au point de perdre tout contrôle User, abuser sans faim. Sans fin, quand le stade de la dépendance est atteint, quitte à oublier toute vie sociale et affective. L'alcoolodépendant continuera de boire, même s'il perd son travail et/ou sa femme. Le cyberdépendant ne lâchera pas son ordinateur même s'il perd le sommeil et son environnement social.
Le dépendant n'a plus le choix.
Il n'est plus en mesure de modérer ses consommations ou son comportement et encore moins de les arrêter. Les déséquilibres imposés par des mois ou des années d'usage ont modifié irréversiblement son fonctionnement cérébral intime. Mais ça, le dépendant ne le savait pas quand il a commencé. Il n'était alors qu'un usager curieux, à la recherche de nouvelles sensations, d'expériences ou de plaisirs inédits (liking). Peu à peu, il est devenu un abuseur, profitant des effets des produits ou d'une conduite pour améliorer son quotidien (wanting), malgré l'apparition des premiers méfaits, des premières gueules de bois ou d'un compte en banque en chute libre. Mais jamais ou presque, une personne dépendante n'a souhaité le devenir. Nous aimerions tous rester au stade de l'usage, éventuellement de l'abus, s'arrêter au liking then wanting sans jamais subir le needing. Connaître le plaisir, le répéter « à volonté », mais sans avoir à payer le prix de la dépendance.
Notre cerveau réclame de l'émotion (du plaisir) mais aussi de la tranquillité : il obtient l'un et/ou l'autre en prenant des substances, en se plongeant dans le jeu ou le sport intensif. Il recommence pour être « bien ». Quelques mois, quelques années après, il continue, mais cette fois, dans le seul but de « ne pas être mal » : de pouvoir dormir, travailler, parler aux autres, calmer son affectivité et même sa pensée car tout cela est devenu impossible sans substance ou sans répétition de la conduite excessive. Le dépendant ne consomme plus ou ne se livre plus à un comportement addictif pour les mêmes raisons qui l'ont poussé à le faire lorsqu'il n'était qu'au stade du simple usage. L'usage et l'abus l'aidaient à mieux vivre, la dépendance lui permet de survivre.