Mythologies

Raphaël Enthoven : C’est Roland Barthes qui sera le fil rouge de cet ouvrage, commenté par son ami Éric Marty à qui l’on doit, entre autres, Roland Barthes, le métier d’écrire et l’édition des Œuvres complètes de Barthes aux Éditions du Seuil. Aujourd’hui Éric Marty sera accompagné par Tiphaine Samoyault, écrivain et professeur de littérature comparée à Paris VIII.

« J’ai une sensibilité, disons, maximale ou maximaliste au pouvoir, c’est-à-dire qu’au fond, je le sens, je le vois un petit peu partout et notamment dans le pouvoir. Toute manifestation de pouvoir me paraît détenir un quantum, un effet de pouvoir, parce que je suis extrêmement sensible au fait que le langage, disons la parole humaine, dans sa grammaire, dans sa structure, est toujours assertive. Notamment, ce qui me désorganise ou m’irrite très souvent, c’est, dans la parole, ce que j’appellerai “les assertions de valeur”, c’est-à-dire quand des positions de valeur se glissent dans ce qu’on dit. Et ça arrive très souvent, non seulement dans la conversation, mais même souvent dans le journalisme, à la radio, enfin dans le langage commun de tous les jours, de la société. Là je vois le pouvoir, c’est-à-dire, si une énonciation est donnée par une position de valeur qui relève du comme s’il allait de soi qu’on pense que c’est bien ou que c’est mal, c’est quelque chose qui me sensibilise beaucoup. Je veux dire, énoncer un jugement de valeur devant un fait, en sous-entendant qu’il est bien ou qu’il est mal, comme si ça allait de soi que c’est bien ou que c’est mal, est quelque chose qui m’irrite énormément, en profondeur. Je peux parler de cette irritation, puisque au fond, c’est elle qui a donné, qui a mis en mouvement les textes que j’ai faits et que j’ai intitulés Mythologies. Les Mythologies c’est au fond une sorte d’expression d’intolérance au “ce qui va de soi” du langage. »

R. E. : Tiphaine Samoyault et Éric Marty, on va partir de Mythologies, ce texte génial, publié en 1957 et rédigé, il me semble, entre 1954 et 1956.

Éric Marty : Dès 1952, en fait. Barthes se trompe dans la présentation de Mythologies. La première mythologie de Barthes « le monde où l’on catche » date d’avril 1952, et paraît dans la revue Esprit. Il y a donc une erreur de Barthes sur sa propre vie ; il n’a pas tellement le sens de la chronologie, ni du temps, ni des dates.

R. E. : Vous connaissez Barthes mieux que lui-même, Éric Marty, on va pouvoir le constater. Il est vrai qu’en 1954 il écrira « l’écrivain en vacances », autre Mythologie dont on parlera un petit peu plus tard. Il y a donc « le monde où l’on catche », « l’écrivain en vacances », mais aussi « le bifteck et les frites », « la Dame aux camélias », « les Romains au cinéma », « la nouvelle Citroën ». Je voudrais d’abord qu’on parte de l’intention qu’il inscrit au principe de sa démarche. Mythologies est partie du sentiment, assez foucaldien, finalement, que le pouvoir est un peu partout, et notamment dans le « ce qui va de soi », dans le sentiment d’évidence, ce qu’on nous présente comme une évidence, où Barthes, en sémioclaste qu’il est, voit l’expression d’un pouvoir. Il dit : « Mythologies est né d’une intolérance au “ce qui va de soi” du langage. » Que veut-il signifier là ? Qu’est-ce qui « ne va pas de soi », justement, Éric Marty ?

É. M. : D’abord il y a le terme d’intolérance, qui est tout de même un mot très fort ; intolérance à l’égard de tout ce qui, alors, constitue le monde quotidien. Je crois que Barthes est à ce moment-là quelqu’un d’irritable, d’irrité, de violent, on le voit par exemple dans les critiques de théâtre qu’il écrit alors. Mythologies et les critiques de théâtre sont des aventures parallèles en termes de chronologie. Il dénonce très durement le théâtre bourgeois, la mollesse, l’alibi et, de façon générale, le factice bourgeois, ce qu’il appelle le « simili ». Un antibourgeoisisme en quelque sorte, qui tient entre autres à sa position de marginalité sociale à ce moment-là : il n’est pas encore intégré à l’Université, il est dans la position de l’intellectuel critique et marginal. Mais il y a plus. Il y a cette France des années 50, sans doute très grise, très affaiblie culturellement par la guerre et qui subit cette mutation profonde : la naissance d’une culture de masse, l’apparition de nouveaux objets, de nouvelles matières (le plastique), de nouveaux modes de consommation, de nouvelles règles d’existence. Bref, une nouvelle vulgarité plus massive, plus irrésistible, plus violente que celles qu’un Flaubert ou un Baudelaire ont pu affronter avec le Second Empire.

R. E. : Il est donc antibourgeois, ce qui pourrait nous inviter à l’inscrire dans une époque, c’est-à-dire dans les années 50 : position iconoclaste de l’intellectuel qui s’oppose à la morale petite-bourgeoise de son temps. Pourtant, à la lecture de Mythologies, on a très clairement le sentiment que ce texte dépasse de loin son époque, qu’il n’est pas juste un effet de mode, que son ambition va au-delà. Qu’en somme il serait erroné de le réduire à une sorte de machine de guerre ponctuelle contre la morale bourgeoise de son temps.