INTRODUCTION
De la passion gastronomique des Français
La France est de loin le pays d'Europe qui accorde le plus d'importance à sa gastronomie, et les Français communient depuis bien des générations dans la certitude quasi absolue que s'élabore sur leur sol la meilleure cuisine au monde. Une revue publiée par l'Alliance française de Mexico écrivait récemment: « De tous les peuples européens, seuls les Français s'intéressent vraiment à ce qu'ils mangent [...]. On peut en être sûr: quand, dans le monde occidental, un restaurant est célèbre pour sa cuisine, c'est que le drapeau tricolore flotte au-dessus du fourneau. Et quand, à Munich, à Zurich ou à Londres, il se trouve quelqu'un pour déployer des talents de cuisinier au-dessus de la moyenne, c'est qu'il a tout appris des Français1. » Ce cocorico est loin d'être isolé. Comme le révélait un sondage IFOP/Gault-Millau en 19772, 84 % des Français estiment que la cuisine française est la meilleure du monde, 4 % seulement donnant leur préférence à la chinoise et 2 % à l'italienne ou à celle d'Afrique du Nord.
Le fait n'est pas nouveau. Déjà en 1884, Philéas Gilbert échafaudait le grand songe impérialiste de créer une école vouée à la synthèse gastronomique universelle3, où « il serait possible de faire un cours de géographie [...] où chaque pays apparaîtrait avec ses productions alimentaires. [...] Les richesse alimentaires du monde entier afflueraient à l'école, qui, à son tour, les répandrait, marquées de ce cachet de génie que nos sommités culinaires savent imprimer à ce qui sort de leurs mains pour le plus grand bonheur de nos modernes gastronomes ».
En imaginant une École nationale des arts culinaires – le projet mort-né d'Écully4 –, Jean Ferniot reprenait à son compte les idées de Philéas Gilbert dans son rapport sur la promotion des arts culinaires, remis en 1985 aux ministres de la Culture et de l'Agriculture5. Il y écrivait notamment, sans sourire : « La cuisine est un art français. [...] Si la cuisine française a atteint la perfection, elle le doit certes à ses créateurs, mais aussi à ses produits. [...] On n'a jamais si bien mangé et bu qu'aujourd'hui en France. [...] Peut-être la France est-elle encore [...] seule capable de former des chefs, là où d'autres forment des cuisiniers. »
Mais les Français se couvriraient de ridicule s'ils étaient les seuls à se croire les meilleurs ; le grand art est d'avoir su en convaincre l'Europe entière et l'ensemble du monde développé sans démontrer pour autant une réelle supériorité. Seuls les Japonais résistent à la subtile machine persuasive en jugeant notre grande cuisine savante et sensuelle, mais la leur plus philosophique, poétique et diététique6. Les Chinois, chez qui le sentiment gastronomique renaît sans complexe des cendres de la Révolution culturelle7, se souviennent que leur sensibilité et celle des Français face aux aliments, sinon les cuisines, entretiennent d'étranges connivences8. D'ennemis déclarés, il n'y a plus guère à l'horizon. Les Anglo-Saxons se délectent de nos escargots et de nos grenouilles, et les récriminations de Nemeitz au début du XVIIIe siècle ne sont plus qu'un mauvais souvenir9 : « Presque tout le monde croit, écrivait-il, que l'on fait bonne chère en France et surtout à Paris, mais on se trompe, cela est certain. » L'amer voyageur nuançait d'ailleurs aussitôt : « Ceux qui ont du bien et les gens de qualité mangent délicatement, ayant leurs propres cuisiniers, car les cuisiniers de France l'emportent sur tous les autres, soit pour l'invention, soit pour l'assortiment des viandes. » Cela reste un peu vrai de cette fin du XXe siècle, tant il y a de différence entre le triste ragoût mal décongelé servi dans nombre de cafés-restaurants et la fine chère des restaurants créatifs.
De toutes parts affluent les témoignages de respect et d'allégeance. Comme ceux de la reine Victoria au siècle dernier10, les menus des banquets de la Maison Blanche sont rédigés en français, « la langue internationale de la gastronomie», précise le service de presse11. C'est le vestige d'un temps où le français était aussi la langue de la diplomatie et de la culture. La nouvelle de la romancière danoise Karen Blixen, Le Dîner de Babette12, récemment adaptée au cinéma (sous le titre Le Festin de Babette), constitue un bel hommage scandinave.