CHAPITRE PREMIER
L'envol du génie
Né dans une famille accomplie, attentive à l’éclosion des dons de chacun, Felix Mendelssohn bénéficie des meilleures conditions morales et culturelles pour préparer un destin qui s’annonce exceptionnel. Tous les témoins de ses jeunes années ont loué la rare sagacité de son père Abraham et la vigilance sans défaut de sa mère Lea. Néanmoins, pour parvenir à apprivoiser son inquiétant génie et à le faire croître, sans doute fallut-il au garçon un atout plus précieux encore. Car Abraham Mendelssohn n’était ni Leopold Mozart ni Friedrich Wieck, experts à déceler les dons sidérants dont leur enfant était le fragile réceptacle et à l’aider à les faire fructifier. En cette affaire, l’ombre tutélaire du grand aïeul Moses Mendelssohn n’était d’aucun secours, car un philosophe se forge peu à peu ; pas davantage le modèle du brillant Friedrich Schlegel, l’oncle par alliance. Rien dans leurs expériences n’est comparable à la fulgurance du génie musical s’abattant sur un enfant avec la violence captatrice du Roi des aulnes. Pour résister à ce raptus, la chance de Felix fut sans doute sa fratrie forte et unie. Rebecca et Paul, les deux cadets, affirment vite leurs propres dons, l’une en chantant comme un ange, l’autre en tenant son petit violoncelle avec assurance. Mais, surtout, il y a Fanny, « la sœur aussi douée que lui », selon Goethe, qui voyait pourtant en Felix « l’enfant sublime ». L'aînée excelle en tout, devançant le puîné dans l’apprentissage du pianoforte et du contrepoint. De trois ans et trois mois plus âgée que Felix, dotée de la finesse précoce des filles, Fanny trace le chemin à son frère, l’aide ou le sermonne avec une tendre sollicitude. Ses propres dons exceptionnels relativisent ceux, uniques, de Felix, et sa présence permet au petit frère de se sentir presque normal. Felix-Orfeo a la fortune de gravir son parcours initiatique accroché à la main de Fanny-Speranza, laquelle répond aussi au nom de Caecilie, patronne de la musique. Celle avec qui Felix s’unira plus tard, sa femme si belle, la mère de ses cinq enfants, s’appellera aussi Cécile. Hasard? Toujours est-il que lorsque Fanny Caecilie, le « beau génie » de Felix, disparaîtra brutalement, Cécile ne pourra endiguer la douleur de son mari, ni l’empêcher de rejoindre Caecilie dans les bras de la mort.
Il est habituel de souligner la dualité des romantiques. Schumann le Gémeau et ses doubles, Liszt «tzigane et franciscain », Chopin déchiré entre sa Pologne natale et la France, sa seconde patrie. À Mendelssohn, on ne reconnaît le plus souvent que le cœur romantique et la tête classique. Mais cette tension entre l’imagination et la maîtrise ne recouvre-t-elle pas toutes les autres ? Comme Mozart et Schubert, il pense, agit et crée avec une intarissable fluidité. À vingt ans, ces trois Verseaux, nullement versatiles, ont une œuvre derrière eux; à trente, une trajectoire entière. En vérité, la déchirure est permanente dans le vaste esprit de Mendelssohn, et ne se restreint pas à celle du juif converti au protestantisme. Dans tous les domaines, il est tiraillé entre le respect dû à l’ancienne loi et son adhésion à la nouvelle. Ce partage affecte le disciple de conseillers âgés, Zelter et Goethe, qui s’enthousiasme pour les musiques nouvelles de Beethoven et de Weber ; le fils qui renâcle à ajouter au nom familial le patronyme chrétien de Bartholdy imposé par son père; l’inflexible serviteur de l’Allemagne alors qu’il est fêté dans toute l’Europe; le Berlinois implanté à Leipzig; le frère, enfin, qui entrave l’épanouissement de sa sœur Fanny alors qu’il offre à Clara Wieck-Schumann un soutien permanent. Il tente de résoudre cet antagonisme binaire. Sans réduire à la triade thèse-antithèse-synthèse l’influence de Hegel sur son disciple, on perçoit que Mendelssohn essaie toujours de parvenir à la synthèse : « Il est le Mozart du XIXe siècle, le musicien le plus limpide, celui qui révèle le plus clairement les contradictions de son temps et qui, le premier, les réconcilie », estime Schumann. Divisé, Mendelssohn le reste jusqu’au cœur même de sa création. Pas seulement en mêlant les senteurs du passé aux effluves grisants d’un romantisme féerique ou fiévreux, mais jusque dans sa manière de séparer son œuvre en deux, l’une méritant la publication, l’autre non. Les opus 73 à 120 ne seront publiés qu’à titre posthume, et maintes autres partitions paraissent encore aujourd’hui.