PREMIÈRE PARTIE
En avant, les petits enfants
1
Nous faisions semblant d'être heureux : c'était un vrai bonheur.
2
La mort est un repas. Pour la vermine, pour les humains. Après l'enterrement de monsieur, la mise en bière de mademoiselle, on mâche des viandes en sauce, cailles de Smyrne, dindons d'Hyères.
Nos deux enfants gisent sous terre depuis une heure à peine, et ils me manquent déjà. Ils furent jeunes, puis carbonisés. C'est ma femme qui conduisait : les femmes ne savent pas se conduire. On paniqua sur l'A10 : flammes, cris, badauds, képis. Ma femme comprit à l'hôpital : c'était trop tard.
C'est du passé, mangeons. Je reprends du poulet. Avec les doigts. Au point où j'en suis. Tout est noir : les cumulus et la veste d'Edouard, les tulipes et la jupette de Mandarine. Noir comme la fumée des petits corps qui ne tapent plus dans un ballon.
Je regarde ma femme, elle est abîmée. C'est la tristesse et les ans. L'âge mange l'âge, et nous vieillissons. Elle fut une petite fille, puis une jeune fille, puis une femme, puis ma femme : du plaisir, de la douleur et des grimaces. Quelques saccades, un « je t'aime » expectoré dans la sueur, deux jurons à bout de souffle, c'était fait : deux bébés mauves crachés d'un slip. Un mâle et une femelle. On appelle ça des faux jumeaux.
Ce bordeaux a de la fesse. Le chèvre est fameux. Au dessert, je choisis des meringues. Pas de sucre dans mon café. Dehors, il pleut. A la table, je distingue Liliane, Boris, Gérard. Des hommes, des femmes qui bavardent, s'indignent, s'apitoient, digèrent. Les vieilles tantes pleurent. On chipote, on vomit. On parle d'injustice et de destin. Celle-ci s'évanouit, celui-là prie.
Nous sommes dimanche. Demain, nous serons lundi. Dans la chambre des enfants, remplie de clowns et de pantins, il n'y aura pas un bruit. La terre continuera son manège, les rotations dans l'univers noir. Il n'y aura plus de printemps. Il faudra vivre avec ça, deux fantômes aux suaires taille enfant, dans la piété des gueules défaites et des soutaniers.
Des reporters de Paris sont venus. J'ai serré des tentacules solidaires. Dans la solennité complice des cracheurs de guillemets, j'imaginais, trois micros ronds plantés dans la bouche, deux tabernacles en sapin sous la glaise.
Mami n'a plus assez d'épaules pour porter le deuil sur ses os pointus. Elle sait sous la grimace la mémoire d'autres enfants disparus. Depuis l'aube, deux sillons neufs se mêlent aux vieilles rides, qui sont la signature d'avoir été.
Les pontifes onctionnent, la manche au ciel. Ils profèrent des formules. Leur prose est l'hymne des automates. On parle de Providence et de ténèbres. Les bras dans sa pensée, le curé n'en finit pas de convaincre. Il s'adresse aux courants d'air en même temps qu'aux archanges. Le monde entier n'entend plus que l'universel hurlement des petites voix tues.
Les autoroutes mènent aux fleurs. La vitesse, au silence. L'amour, à la paternité. La paternité, à la douleur. Et la douleur, à la douleur.



On parla de l'accident dans des journaux connus. Toujours la même photo à la une : Eléonore et Julien vivants qui rient devant la balançoire du jardin. C'était il y a trois ans, le 17 juillet 1971. Aujourd'hui, seuls les souvenirs se balancent, le vent le sait. Et les plaines fleuries des cimetières sont recouvertes d'une cendre où les chardons toujours pousseront. Terrains en friche, champs moissonnés : des ombres de sept ans s'y salissent dans les ris, elles roulent sur les talus boueux, elles sont frère et sœur.
Deux types, l'un bourru, l'autre à moustache, ont contracté leurs muscles afin que les boîtes à poignées d'argent glissent en terre, et se taisent. Un jeu d'enfant pour de tels hommes, bien bâtis. Enfin, des êtres humains défilèrent, jetant deux roses parallèles qui retombaient presque en même temps sur les petits cercueils.
N'existe-t-il point d'autre manière de quitter la vie ? Glisser sur un savon, se briser la nuque, s'électrocuter, goûter de la mort-aux-rats, se noyer dans un torrent, tomber dans un ravin, se faire renverser, développer une sale tumeur, manquer de globules, se faire découper en lamelles fines par un maniaque de passage, choper une méchante grippe ? Non. Les enfants ne sont plus à la mode : ils meurent entre les péages. Ils paient de leur vie. Il faut apprendre à vivre sans.
Dans les yeux de leur mère vivante, il y a cette question qui m'observe sans cesse :
- Qu'avons-nous fait ?
Ce qui veut dire, pêle-mêle, que nous n'aurions jamais dû : avoir d'enfants, nous marier, nous fiancer, nous bécoter, nous rencontrer. Ni même venir au monde. Naître était déjà une outrance pour un destin comme le nôtre. Nous sommes pauvres et gisants, dans la multitude. Nous sommes des vaincus. Des tout-petits dans un coin, digérant, gloussant. Ma vie s'en est allée pourrir sur un rebord d'autoroute, au milieu des orties. Il faut être solidaire des innocences incendiées.