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Ma mère, morte? Morte à mon insu, parce que je m'étais coupé du monde pendant deux mois? Le télégramme de Claire m'attendait à Lvov depuis dix jours, et avant même de l'ouvrir, je devinai le désastre. « Vous avez eu aussi beaucoup d'appels de Paris, m'avertit le concierge ukrainien de l'Institut français. Toujours votre sœur, mais nous ne savions pas où vous étiez passé. » J'aurais voulu prendre un air détaché. Les mots en capitales, « foudroyant », « hôpital », « rentrer d'urgence », tournoyèrent devant mes yeux, et je perdis contenance. Une paralysie absurde – faite de remords et de panique puérile – m'empêcha de téléphoner à Claire sur-le-champ. Il me fallut près d'une heure pour m'y décider. Le corps venait d'être mis en bière le matin même. Incapable d'articuler autre chose, je promis de rentrer le plus vite possible. Mais faute de liaison aérienne, le train du soir ne me ramènerait pas à Paris avant le lendemain après-midi.
Je tournais en rond en attendant l'heure du départ. Tout ce que je venais de découvrir sur les mouvements d'extrême droite de la région me parut frappé d'inanité. Une soudaine frénésie de rangement me saisit. A la vue de ces monceaux de cahiers noircis et de feuilles volantes, je me mis à les classer comme si je m'apprêtais à en faire don aux Archives et qu'un dernier scrupule m'interdît de les livrer en vrac. Cette activité mécanique ne me permit pas de masquer et encore moins de dominer mon état d'abattement fébrile: qui aurait pu lutter contre la hantise d'avoir gaspillé ces semaines impossibles à rattraper? Et ce n'était pas dans ce chef-lieu de province que je pouvais espérer soutien ou réconfort. Seule personne à qui j'aurais pu me confier depuis que nous partagions le même bureau, Marie B., chargée par l'Unesco de recenser les châteaux de la région, n'était pas encore rentrée de ses explorations. Je parcourus du regard sa récolte de photographies qui commençait à déborder des tiroirs. Nous allions nous croiser une fois de plus – il s'en fallait de quelques jours à peine. Nos séjours ne coïncidaient que rarement, mais je m'étais habitué à sa présence plus virtuelle que réelle. La revoir, ne fût-ce qu'en coup de vent, m'aurait fait goûter, en guise de viatique, à la solidarité des nomades. Elle avait déposé une lettre sur mon fauteuil; je l'emportai sans l'ouvrir ni laisser aucun mot d'explication derrière moi.
Aurais-je pris l'avion si j'avais eu le choix? Le long voyage en train me donnait le répit nécessaire pour prendre conscience de la réalité de l'épreuve. « Mère, voici ton fils. » Dans la solitude du compartiment, ma mémoire repassait les années enfuies, à la recherche des traces que ma mère y laissait imprimées. « Ma mère » : même dans les notes qu'il m'arrivait de prendre, j'étais incapable d'employer une autre expression. Peur de la niaiserie, ou reflet d'une distance impossible à combler? Plusieurs années de pérégrination n'avaient cessé de mettre des centaines ou des milliers de kilomètres entre nous. Quelques lettres bien plates, des appels téléphoniques souvent coupés qui tombaient toujours la veille ou le lendemain de son anniversaire : les preuves de mon affection, les signes de mon existence même se raréfiaient. Comme je prétendais changer souvent d'adresse – ce qui n'était pas mentir – les lettres qui finissaient par m'atteindre, presque toujours hors délai, n'étaient guère moins espacées.
Pendant la nuit, les images se pressèrent en désordre, déchirant la somnolence où le rythme des roues m'entraînait à la longue. Et d'abord, obsédantes, celles qui resteraient à jamais perdues pour moi. J'entrevis une chambre d'hôpital, sans doute pas plus laide qu'une autre, donnant sur quelque cour plantée de marronniers et paisible comme le jardin d'un cloître, envahie par l'odeur d'éther et de désinfectant; j'aidais un bouquet de fleurs à s'épanouir en l'aspergeant de gouttelettes d'eau fraîche. J'inventais l'ultime mise au point où, d'un coup, nous aurions effacé tant de meurtrissures portées pour des vétilles; j'échafaudais tantôt de longs discours, tantôt des phrases allusives que je supposais lourdes de sens. Seul à son chevet, et sans crainte du ridicule, je fredonnais quelques bribes remontées du tréfonds de l'enfance. Je crus même entendre la prière que Claire, sûrement, avait murmurée du bout des lèvres après le dernier souffle, tandis que Thomas lui tenait la main.