Je me souviens du froid
Je me souviens du froid. On gelait sous les voûtes. Par ce matin de décembre, clair et pimpant, la bise qui se faufilait sous les arcades de l’église des Invalides glaçait la moelle des os. J’avais sept ans. Le froid se mêlait à une sensation d’ennui lourd de punition, sans espoir ni rémission, comme seules les cérémonies officielles savent en infliger. La solennité enveloppait les assistants et posait sur eux un masque de componction comme pour les rendre eux aussi pareils à des morts.
Je ne comprenais pas grand-chose à la cérémonie qui se déroulait. L’assistance se composait pour moitié d’hommes jeunes en uniforme clair : l’œil limpide, le cheveu court, le visage rubicond et luisant comme ces pommes reinettes qu’on astique avec la manche du chandail, ils faisaient une tache claire au milieu des hommes et des femmes habillés en noir. Les visages exprimaient l’accablement et la tristesse.
Devant moi, à quelques mètres, sur un catafalque tendu d’un drap tricolore, reposait un képi blanc et brillaient d’impressionnantes décorations.
Quelqu’un était mort, mais sa disparition ne me paraissait pas réelle. Le théâtre de la cérémonie, les paroles emphatiques du prêtre, le pathos du ministre suspendaient l’émotion, la mienne du moins; j’avais mauvaise conscience à être le seul à ne pas partager l’affliction générale. Je me reprochais d’avoir le cœur sec. Pourquoi étais-je insensible à ce deuil que chacun autour de moi semblait éprouver ? Mes parents, mes oncles, mes tantes avaient des traits sculptés par la douleur et montraient cet air de douce résignation propre aux grands convalescents. Comme je regrettais de ne pouvoir les rejoindre dans leur souffrance d’adultes!
Celui dont on célébrait la mort me paraissait étrangement vivant. Je l’avais connu si gai, entraînant, un de ces jeunes hommes qui laissent derrière eux un sillage lumineux, un air de fête, qui plaisent aux femmes autant qu’aux hommes comme s’ils étaient doués d’un don spécial pour la vie. J’avais du mal à admettre qu’il jouait aujourd’hui ce rôle si peu fait pour lui : il était mort.
Je le revoyais à Noirmoutier, l’été, sur un petit voilier au mouillage dans la baie de l’Anse Rouge, au bois de la Chaise, un voilier que mon oncle avait baptisé le Rhumb à cause d’un livre de Paul Valéry. Il débarquait sur la plage à bord d’un canot, habillé d’un short colonial et d’une chemise blanche à manches courtes. Dans cette crique, dès que la vague nous avait déposés sur le sable, avec son effluve fort de goémon, on atterrissait dans une clairière lumineuse chargée du parfum doucereux et acide des sapinettes que les pins maritimes laissaient choir avec nonchalance dans les anfractuosités des rochers.
Ce soldat évoquait le soleil, le bateau, le dépaysement, la liberté, la grosse respiration de l’océan que personne n’a jamais pu contraindre. Une image lumineuse que je ne pouvais enfermer dans la cage sévère et étroite de la mort.
Homme des fêtes, des amis, des jolies femmes, il refusait de participer à cette cérémonie glacée. Cela allait bien avec sa personnalité d’insoumis, de regimber devant cette dernière formalité, lui qui n’acceptait aucune discipline hormis celle qu’il avait choisie, la plus implacable, à laquelle il se donnait corps et âme avec une fougue romantique : la Légion étrangère.
Quel joyeux ou sombre démon avait poussé ce petit-fils d’Edma Morisot, la sœur tendrement aimée de Berthe, à quitter le monde de la peinture et de l’art pour les cohortes si peu artistiques de l’armée, et pour cet ordre quasiment monastique qu’est la Légion ? Quelle aspiration à une haute servitude nourrissait-il dans son cœur ? Quel frein brutal avait-il voulu imposer à sa fantaisie, à son caractère fantasque ?
Peut-être aussi avait-il souffert d’appartenir à ce sang d’Edma, celle que Degas préférait à Berthe, qui avait tant de talent mais qui n’avait pas osé. Elle s’était laissé enfermer dans un mariage provincial avec un officier de marine. C’était peut-être pour cela, pour cette existence gâchée, à côté de la vie, que Michel Forget, lui, avait osé faire ce grand saut dans l’aventure. Le danger de l’art, ce risque extrême pris avec le destin, cette guerre avec soi-même, lui avait-il paru plus délétère que la vraie guerre, celle qu’on fait aux autres ?