MARK STEVENSON
Marc n’était pas chauve. Ou pas complètement. Marc se rasait le crâne, sans doute pour dissimuler une calvitie trop avancée pour son âge. Marc était rasé et lisse. Marc était beau. Contrairement à d’autres hommes que j’ai pu fréquenter, Marc ne reniflait pas, ne toussait pas, Marc n’était jamais importuné par quelque démangeaison ou fourmillement intempestif – en tout cas n’en laissait rien paraître – Marc ne bâillait pas, malgré ses nombreux déplacements et ses nuits sans sommeil, ne se frottait pas les yeux, Marc ne se mouchait pas, n’allait pas aux toilettes, en ma présence Marc se tenait droit.
À ma connaissance Marc n’a jamais été malade. Marc n’avait pas le teint pâle, ni les traits tirés, ne portait pas de chemise froissée ni de vêtement taché, Marc s’habillait chaque jour de manière différente, pouvait changer plusieurs fois de tenue au cours d’une même journée. J’ai connu Marc en costume, en jean, en smoking, en maillot de bain. Marc était toujours tiré à quatre épingles, l’épiderme lisse et le regard brillant. Marc échappait aux contingences et aux impondérables, savait garder ses distances, Marc était inaltérable.
Non Marc ne disait jamais bonjour ni au revoir. Il était là et puis plus. Marc ne m’a jamais dit merci.
Le quinze septembre de l’année dernière, j’ai vu Marc pour la première fois. Le vingt-huit mai, j’ai cessé de voir Marc. Pendant ces quelques mois, Marc a été le centre de ma vie. Ou plutôt: Marc a été ma vie tout entière, ma vie aspirée dans cette spirale unique et vorace. La banalité de ce constat n’ôte rien à la particularité de notre rencontre. J’aimerais pouvoir parler de liaison mais je sais que le mot ne convient pas. Je cherche un autre mot qui dirait tout à la fois l’attente, la joie et la perte. Il n’y en a pas. Marc est un être à part, se situe hors de toute catégorie, dès lors qu’il s’énonce Marc se soustrait, s’échappe, d’ailleurs je devrais écrire «Mark» – et non pas «Marc» – mais c’est ainsi que Marc m’appartient. Je suis seule aujourd’hui à pouvoir parler de lui et, de tous les gens qui l’ont côtoyé, je suis celle qui l’a le mieux connu.
Marc restera à moi. Dans mon souvenir. Dans le souvenir opaque de ces quelques mois, dissous dans l’attente de nos retrouvailles.
C'était un jour gris, juste avant l’automne. Isabelle m’avait appelée vers neuf heures pour me demander de lui faire quelques courses parce qu’elle était malade. Je venais de perdre mon travail et ma vie était à peu près aussi vide qu’un couloir d’appartement témoin. La porte était entrouverte quand je suis arrivée. J’ai trouvé Isabelle enveloppée dans une robe de chambre en éponge, allongée sur le canapé, un oreiller coincé sous la nuque. La télévision était allumée. J’ai posé les sacs sur la table du salon. Marc était là, assis dans un fauteuil. Il souriait. Isabelle s’est levée d’un bond, a filé vers la cuisine. Sans prendre la peine de me présenter, elle avait attrapé les sacs en plastique et m’enjoignait déjà de la suivre.
Je me suis retournée, j’ai regardé Marc pendant plusieurs secondes, je ne crois pas avoir souri.
Isabelle s’est assise sur un tabouret pendant que je rangeais les courses. Du salon ne parvenait aucun bruit. Elle s’est mise à parler, de sa grippe, de son travail, de Raphaël, qui était parti un soir et n’était jamais revenu. Elle l’avait attendu jusqu’au matin, allongée sur le lit, les yeux grands ouverts. Quelques semaines plus tard il avait envoyé quelqu’un chercher ses affaires.
Deux ans après Isabelle ne pouvait rien raconter d’autre que cette blessure, et le bruit de la porte qu’il avait claquée, ce bruit qui la hante encore. J’ai refermé le réfrigérateur et les placards, me suis assise à côté d’elle, elle m’a semblé si frêle dans sa robe de chambre, j’ai eu envie de la prendre dans mes bras.
Quand nous sommes revenues dans le salon, Marc était parti. Isabelle a repris sa place sur le canapé, une couverture patchwork remontée sur ses jambes, les bras croisés au-dessous des seins, elle m’a semblé plus pâle qu’à mon arrivée. J’ai dit: je vais te laisser te reposer. Elle m’a fait signe d’éteindre la télévision.