1
Des cris dans la nuit
Val-Jalbert, 26 décembre 1932
Hermine ouvrit ses larges yeux bleus, encore envahie par l’intense peur ressentie dans son rêve.
– Quelle horreur! s’exclama-t-elle, encore toute tremblante.
La jeune femme s’éveilla tout à fait et passa ses mains dans la masse opulente de ses cheveux d’un blond lumineux. Elle essaya de chasser de son esprit la vision cauchemardesque qui l’obsédait. Une frêle silhouette se débattait contre le blizzard, poursuivie par des ombres menaçantes, des sortes de créatures mi-humaines mi-bêtes féroces. Hermine savait en son for intérieur qu’il s’agissait d’une fillette.
Son regard se posa sur le petit Mukki, couché au milieu du lit. Le bébé, âgé de deux mois et dix jours, dormait paisiblement. Mais la place de Toshan était vide. Cette constatation l’attrista. Son mari aurait su la consoler et même lui expliquer la signification de son rêve. Né d’une Indienne montagnaise et d’un chercheur d’or de souche irlandaise, Clément Toshan Delbeau jonglait avec les deux cultures qui avaient contribué à son éducation. Il était catholique et baptisé, mais fortement imprégné par la spiritualité de ses ancêtres montagnais. Ainsi, pour lui, les songes avaient une grande importance.
– Il est déjà levé! soupira Hermine. Mais quelle heure est-il donc?
Des exclamations lui parvinrent, montant du rez-de-chaussée de la grande maison. Après des mois passés dans des conditions de vie bien plus rudes, son confort l’enchantait. Elle reconnut les intonations de sa chère Mireille, la gouvernante. Elle l’aimait beaucoup avec sa voix forte et son franc-parler. Elle crut même sentir l’arôme du café brûlant.
« C'est vrai qu’en cette saison, la nuit n’en finit pas! se dit-elle. Toshan a dû sortir prendre l’air, il n’est pas habitué à la chaleur du chauffage central ni aux édredons moelleux. Mais je suis sûre que maman n’est pas encore descendue! »
Hermine s’étira. Elle dévora de nouveau son fils du regard. Jocelyn Delbeau, surnommé Mukki par sa grand-mère Tala1, avait une peau dorée et des cheveux noirs. Solide nourrisson, il jouissait d’un caractère calme et avait déjà gratifié ses parents de gracieux sourires angéliques.
« Que je suis heureuse! se dit la jeune femme. Toshan m’a fait un merveilleux cadeau de Noël en me ramenant dans mon village, à Val-Jalbert, là où les eaux tourbillonnent. Nous avons été si bien accueillis. Je n’oublierai jamais la joie de maman et surtout comme elle m’a serrée fort dans ses bras! »
Depuis leur mariage clandestin à l’ermitage de Lac-Bouchette, le couple habitait une cabane de belle taille, au bord de la rivière Péribonka, bien plus au nord. Les fourrures et les provisions ne manquaient pas, mais l’humble construction ne pouvait se comparer à la superbe demeure édifiée par le surintendant Lapointe à l’époque de l’âge d’or de Val-Jalbert, celuioù la pulperie faisait travailler des centaines d’ouvriers qualifiés2.
Il leur avait fallu plusieurs jours d’une course rapide pour arriver chez Laura Chardin, la mère d’Hermine, juste avant Noël. Cette expédition dans le grand vent et la neige, que l’ardeur et l’endurance des chiens de traîneau avaient rendue possible, n’avait pas été sans charme.
Hermine ferma les yeux, somnolente. Elle n’avait aucune envie de quitter le refuge douillet de son lit. La journée à venir lui causait une légère appréhension. Une fois passée l’allégresse des retrouvailles et des repas de fête, une conversation avec sa mère s’imposait.
«Il faut bien que je lui apprenne comment mon père est mort! Jocelyn, premier du nom! Je ne le connaîtrai jamais. Quel dommage! Enfin, maman va épouser Hans. Ils semblent vraiment épris l’un de l’autre. »
Un passé tout proche revenait à l’esprit d’Hermine. Hans Zahle l’accompagnait au piano quand elle chantait au Château Roberval, un grand hôtel de luxe. Ce timide trentenaire d’origine danoise avait d’abord été amoureux d’elle, avant de céder au charme de Laura.
«Et j’ignorais que la mystérieuse dame en noir assise au fond de la salle était ma mère. Cette mère qui m’avait tant manqué lorsque j’étais petite fille. Heureusement qu’elle a retrouvé la mémoire et qu’elle m’a cherchée. Maintenant il n’y a plus aucun secret entre nous, plus de rancœur. Elle m’a prouvé son amour et je compte la chérir pendant de longues années encore. Tout s’est arrangé. Je ne suis plus orpheline et, surtout, je suis mariée avec Toshan. J’aiun bébé à mon tour, un merveilleux bébé que nous élèverons tous les deux. »
Elle ajouta à voix basse :
– Je voudrais bien vivre ici, à Val-Jalbert! Ma belle-famille indienne est très gentille, mais je me sens mieux dans mon village.
Afin de se conforter dans son désir, Hermine évoqua les visages de ceux qu’elle chérissait et dont elle avait partagé l’existence durant des années: sa nourrice Élisabeth Marois, une jolie femme de trente-six ans, mince et bien faite, aux frisettes d’un châtain mordoré, ses fils Armand, Edmond et la petite dernière prénommée Marie. Quant à Joseph Marois, malgré ses colères, ses humeurs changeantes et un penchant pour la bouteille, il n’était pas si mauvais bougre que ça.
– Il y a aussi ma gentille Charlotte! murmura-t-elle, émue. En plus, elle a retrouvé la vue grâce à maman et à sa fortune. On a beau dire, l’argent ne fait peut-être pas le bonheur, mais il peut fortement y contribuer.
Soudain Hermine eut un frisson. La fillette de son rêve, c’était Charlotte. Elle n’avait pas pu détailler ses traits, mais son cœur savait. Sur le qui-vive, à présent, elle avait la certitude d’entendre crier le prénom de l’enfant, dehors, sous les fenêtres. Aussitôt, un son de cloche s’ajouta à ces appels.
– Cela vient du couvent-école! se dit-elle, le souffle suspendu. Mais ce sont les vacances, l’institutrice n’est même pas là! Que se passe-t-il3?
Elle se leva avec précaution et enfila une robe de chambre en laine rouge. Mukki n’avait pas bronché.Elle prit soin de bien caler le bébé dans son petit lit d’enfant, car c’était un nourrisson remuant.
« Mon Dieu! Il est arrivé un malheur! » répétait-elle en dévalant l’escalier.
Un aréopage féminin l’attendait dans le hall, composé de sa mère, Laura, d’Élisabeth Marois en larmes et de Mireille, la gouvernante. Cette dernière la fixait bouche bée, les joues rouges.
– Allez-vous me dire ce qu’il y a? s’inquiéta Hermine, affolée de les trouver toutes les trois dans le même état de confusion.
– Charlotte a disparu! répondit Laura d’une voix tremblante.
– Oui, autant dire qu’elle est morte! s’exclama Élisabeth, une main sur la poitrine. Je pense qu’elle a dû s’enfuir hier soir. Avec le froid, la neige, nous avons peu de chances de la retrouver en vie.
– Comment? s’exclama Hermine. As-tu perdu l’esprit, Betty? Et d’abord, pourquoi m’avez-vous laissée dormir?
– Les émotions coupent le lait des femmes qui nourrissent ou, du moins, elles le gâchent! déclara la gouvernante, une petite personne rebondie coiffée d’un casque de cheveux raides et argentés coupés court. On ne voulait pas courir ce risque!
– Quelle heure est-il? répliqua-t-elle en jetant un coup d’œil anxieux vers la porte d’entrée.
– Juste sept heures! gémit Élisabeth. Charlotte a emporté quelques affaires, dans un baluchon, sûrement. Je me doute de ce qui l’a poussée dehors, la pauvre!
Laura entoura Hermine d’un bras protecteur. Elle paraissait très affligée. Cependant, elle demeurait élégante dans sa robe de chambre en lainage rose, qui ravivait sa carnation laiteuse. Elle avait de jolis yeux bleus, comme sa fille. Sa chevelure soyeuse, teinte en blondplatine, était retenue par un turban assorti. Bien qu’elle approchât la quarantaine, on la prenait parfois pour la sœur aînée d’Hermine, qui venait de fêter ses dix-huit ans.
– Viens boire un bon café, nous n’avons plus qu’à patienter. Les recherches s’organisent. Toshan est parti le premier. Je lui ai conseillé de monter à la cabane à sucre des Marois. Charlotte aime bien cet endroit.
– Non, maman, je ne veux pas de café, je veux comprendre! coupa la jeune femme. Pourquoi Toshan a-t-il su, lui, sans que je me réveille?
– Il a l’ouïe plus fine que toi, sans doute! précisa Laura. Élisabeth est venue frapper dès qu’elle a trouvé le lit de Charlotte vide. Nous avons tous sauté du lit. C'est le branle-bas de combat! Hans rassemble les hommes du village.
Hermine secoua la tête, envahie par un brusque désespoir. Tout cela lui faisait l’effet d’un cauchemar. Encore une fois, un de ses rêves se révélait bien proche de la réalité. Cela s’était déjà produit par le passé.
– Mais pourquoi Charlotte s’est-elle enfuie? hurla-t-elle. Betty, tu la traitais comme ta propre fille et elle n’était plus infirme. Hier matin, elle me disait sa joie d’avoir pu admirer le sapin de Noël et l’intérieur de l’église, à Chambord. Pendant la messe, je la voyais assise près de vous tous et son beau sourire me comblait de fierté. Elle n’avait aucune raison de s’en aller comme ça!
Toutes les quatre échangèrent un regard désolé, incrédule. Hermine avait chanté le jour de Noël pour le ravissement des derniers habitants de Val-Jalbert, qui suivaient désormais les offices à Chambord, leur église ayant été démolie au cours de l'année4. « Le Rossignol desneiges est de retour parmi nous! » avait annoncé monsieur le curé en accueillant Hermine devant l’autel.
– Betty! reprit la jeune femme. Qu’est-ce qui a poussé Charlotte dehors? Joseph? Il a encore fait des siennes, n’est-ce pas?
Lorsqu’il avait bu, l’ancien ouvrier se montrait parfois violent et coléreux; elle en avait assez souffert elle-même. Joseph Marois lui reprochait, dans ces moments-là, le pain qu’elle mangeait sous son toit, et il avait refusé de l’adopter. Mais dès qu’elle avait gagné de l’argent, grâce à son talent de chanteuse et à son timbre exceptionnel, il n’avait eu qu’une idée : l’exploiter.
– Eh bien, Jo avait fini la bouteille de caribou, hier soir, parce que c’était fête! commença Élisabeth. Je lui disais de monter se coucher, mais il a lancé la conversation sur Charlotte. Tu le connais, Mimine! radin comme pas un! Il prétendait que la petite nous coûtait cher, qu’elle ôtait le pain de la bouche de Marie et que ce n’était qu’un début. Depuis la naissance de notre fille, Jo se plaint de la présence de Charlotte. Il s’est mis à crier; je ne savais plus quoi faire. Elle n’est pas idiote, la petite. Je suis sûre qu’elle a entendu et, se sentant de trop, elle a décidé de partir.
Laura haussa les épaules, franchement contrariée. Elle prit Mireille et Hermine à témoin.
– Et elle n’est même pas venue se réfugier chez moi! J’ai pourtant proposé de la recueillir, Élisabeth! Vous auriez dû m’avertir que votre mari avait changé d’idée.
– Tous ces discours ne nous ramèneront pas Charlotte! protesta Hermine. Je vais la chercher. Elle a pu se réfugier dans n’importe laquelle des maisons abandonnées du village. Il ne faut pas songer au pire! Enfin, elle ne peut pas mourir, ça non! Après tant d’épreuves et de chagrin!
Sur ces mots, elle grimpa les marches précipitamment. Laura la suivit, bouleversée.
– Voyons, Hermine, tu n’es pas sérieuse! Tu ne peux pas partir toi aussi. Il y a encore assez d’hommes robustes à Val-Jalbert pour explorer les environs. Toshan a attelé ses chiens. Ses bêtes ont du flair, à ce qu’il m’a dit.
– Maman, je ne te demande qu’une chose, veille sur Mukki! Je lui ai donné à téter vers cinq heures du matin. Il peut patienter. S'il pleure trop fort, propose-lui de l’eau tiède sucrée avec du miel. Tala, ma belle-mère, affirme que les bébés adorent ça. Je te le confie.
Laura eut une expression de panique.
– C'est de la folie, ma chérie! Je t’en supplie, reste ici avec moi. Si tu allais t’égarer!
–Je ne peux pas, maman! Je suis liée à Charlotte, je l’aime comme ma petite sœur.
Hermine fut vite équipée. Elle avait enfilé un pantalon en velours et deux gilets de laine sur lesquels elle mit une veste en fourrure. Gantée, un bonnet à la main, elle entraîna sa mère sur le palier.
– Ne te tracasse pas, j’ai appris à vivre dans la forêt. Je vais prendre Chinook. À cheval, je gagnerai du temps.
Laura renonça à discuter. Toutes les deux dévalèrent l’escalier. Élisabeth et Mireille n’avaient pas bougé d’un pouce.
– Qui garde ta fille, Betty? s’inquiéta Hermine. Si tu veux attendre chez nous, cours la chercher. Au pire, puisque tu allaites toi aussi, tu pourras nourrir Mukki s’il pleure trop.
– En voilà des manières de sauvage! s’écria la gouvernante. Un enfant ne doit pas passer d’un sein à l’autre! Et toi, Hermine, tu as une drôle d’allure, attifée ainsi!
Élisabeth approuva d’un air gêné.
– Mireille a raison, soupira-t-elle. Déjà que ton mari s’est fait remarquer à la messe de Noël! Il faudrait qu’il se coupe les cheveux et qu’il s’habille en bon chrétien.
– C'est bien le moment de penser à des choses pareilles! répliqua Hermine, furieuse. Charlotte est peut-être agonisante et on jase sur les vêtements de Toshan. Vous croyez que je n’ai pas vu les regards des gens de Chambord? Ils devront s’habituer; l’homme que j’aime a le droit de montrer à tous qu’il a du sang indien.
Ulcérée, Hermine sortit sans rien ajouter. L'éclairage public jetait des reflets dorés sur des bancs de neige qui s’étaient formés pendant la nuit au pied des arbres, contre les murs du couvent-école voisin de la maison. Elle marcha d’un bon pas, le souffle coupé par le froid plus vif que la veille.
« Mon Dieu, protégez Charlotte! Mon Dieu, rendez-la-moi! »
Sans cesser de prier, la jeune femme arriva en bas du perron des Marois. Elle n’avait aucune intention d’entrer ni de croiser Joseph. Comme elle connaissait les lieux par cœur, elle contourna les bâtiments fermant l’arrière-cour et se glissa dans celui qui servait à la fois d’écurie et d’étable. Chinook, un beau cheval à la robe rousse, à la tête marquée d’une liste blanche, la salua d’un bref hennissement. La vache, Eugénie, tendit sa lourde tête blanche.
– Vous ne m’avez pas oubliée! dit-elle.
– Mimine! fit une voix. Qu’est-ce que tu fais là?
Armand entrait à son tour, sa casquette à oreillettes enfoncée jusqu’aux sourcils. L'adolescent portait deux seaux remplis d’eau tiède.
– Et toi? rétorqua-t-elle. Je pensais que tu participais aux recherches! Tu es au courant, pour Charlotte?
– Eh oui, qui ne l’est pas? Papa a décidé de fouiller l’usine; il y a plein de cachettes, là-bas. Et puis, vu qu’il entretient la dynamo, la pulperie n’a pas de secrets pour lui.
C'était la fierté familiale. Joseph Marois avait travaillé dès ses dix-huit ans à la fabrique de pâte à papier et, après l’arrêt officiel des machines, il avait conservé son poste comme préposé à la bonne marche des turbines qui distribuaient encore de l’électricité au village. Il ne restait guère d’habitants, ceux-ci se regroupant désormais le long de la route régionale, mais on ne pouvait pas les priver de lumière.
– Ah! persifla la jeune femme. Jo se mêle de ça, alors que c’est à cause de lui que Charlotte s’est enfuie.
– Moi, je n’en sais rien. Hier soir, j’étais chez ta mère à couper du bois! grommela Armand.
– Je prends Chinook. Il est ferré, il ne glissera pas.
Hermine détachait le cheval. Elle avait entière confiance en lui et ne prit pas la peine de le seller.
– Armand, est-ce que Charlotte était heureuse avec vous? demanda-t-elle en fixant le garçon de ses yeux limpides. Dis-moi la vérité!
–Je ne me soucie pas d’une gamine de dix ans, Mimine! J’ai autre chose à faire. Mais elle semble contente de s’occuper de Marie. Ça rend service à maman, elle lui confie souvent le bébé.
Dans la cour où s’entassait une épaisse couche de neige durcie par le gel, Hermine se hissa sur le dos de Chinook. Elle lui avait laissé son licou et comptait le diriger à l’aide de la longe en corde, comme elle en avait l’habitude.
– Tu portes des pantalons, maintenant! s’étonna Armand.
La jeune femme préféra ne pas répondre. Au contact de sa belle-famille indienne, elle avait un peu oubliél’esprit parfois étriqué des gens de Val-Jalbert. Elle caressa l’encolure du cheval, réconfortée par sa docilité.
– En route, Chinook! Je veux retrouver Charlotte… le plus vite possible!
Hermine guida l’animal vers le haut de la rue Saint-Georges. Des appels retentissaient dans la nuit de plus en plus claire. L'aurore ne tarderait pas. Le prénom de la fillette disparue résonnait ici et là. Un homme lui fit signe. Elle le reconnut. Il se nommait Philippe et travaillait du côté de Chambord. Avec sa femme et ses trois fils, il appartenait aux derniers résidants du village, ayant acheté sa maison avant la fermeture de l’usine de pulpe.
– Tu parles d’une histoire! lui dit-il. Pauvre enfant, on ne la reverra pas vivante.
– Mais si! affirma-t-elle. Charlotte n’est pas folle, elle a dû s’abriter quelque part.
Elle poussa Chinook au trot. Les sabots faisaient un bruit sourd sur la neige dure. Hermine parvint ainsi aux abords de l’usine. Joseph Marois sortait de l’ancienne salle des écorceurs où, pendant des années, les ouvriers surveillaient l’écorçage des troncs d’épinette.
– Alors? interrogea-t-elle durement.
– Alors, rien! grogna-t-il en haussant les épaules. Et toi, qui t’a permis de sortir le cheval? S'il attrape la mort, ce sera ta faute.
– Et ce sera la vôtre, s’il est arrivé malheur à Charlotte! Betty m’a raconté, pour hier soir.
À sa grande surprise, Joseph étouffa un sanglot, les yeux noyés de larmes.
– Tu crois que je ne le sais pas, Mimine? confia-t-il, penaud. Aussi, la gosse n’avait pas besoin d’écouter aux portes. Que veux-tu, quand je bois un coup de trop, je ne dis que des âneries! J’y tiens, à Charlotte, c’est une gentille petite. Seulement, un sou est un sou. Je n’ai toujours pas pu m’acheter une automobile.
Hermine observa l’ouvrier. Il avait vieilli. Ses cheveux bruns grisonnaient, son visage perdait de sa fermeté arrogante. Toujours grand et musclé, il se voûtait un peu.
– Priez qu’on la retrouve saine et sauve, Jo! lança-t-elle. Sinon, je ne supporterai plus de vous approcher. Son père est-il au courant?
– Bien sûr, j’ai envoyé Armand lui annoncer la mauvaise nouvelle. Jules Lapointe visite les quartiers du plateau.
– Lui aussi est responsable, mais il se moque bien de son enfant!
Sur ces mots, Hermine fit faire demi-tour à Chinook. Joseph Marois, comme Élisabeth, Laura et Mireille une vingtaine de minutes auparavant, songea que la douce jeune fille de naguère avait bien changé.
« Eh! Maintenant, c’est une femme et surtout une mère! songeait-il. Elle vous parle d’un ton… »
Loin de penser à cette prétendue métamorphose, Hermine tentait de découvrir quel chemin avait pu suivre Charlotte. Les chutes de neige nocturnes avaient recouvert ses empreintes.
«Réfléchis! Où a-t-elle pu aller? Où pourrait-elle décider de partir? »
Elle concentra toute sa volonté et son intelligence sur sa protégée. Charlotte avait perdu sa mère, Aglaé, un an plus tôt. La malheureuse femme, très malade, passait la majeure partie de son temps au lit. La fillette, quasiment aveugle, était mal vêtue, mal nourrie. Hermine l’avait rencontrée pendant la fête d’adieu donnée en l’honneur du départ des sœurs de Notre-Dame-du-Bon-Conseil de Chicoutimi. Les religieuses, installées dans le couvent-école, avaient dû cesser leurs fonctions d’enseignantes, le nombre d’élèves étant trop bas.
« Ma Charlotte errait au premier étage! se souvintHermine. Son grand frère, ce dadais d’Onésime, ne se souciait même pas d’elle. Il courait le guilledou tandis qu’elle s’angoissait. Heureusement, j’ai pu m’occuper d’elle, la faire admettre en classe. Et, à présent, elle voit! »
Une évidence la frappa. Charlotte ne se serait jamais enfuie sur un coup de tête. Elle était raisonnable et pleine de gratitude à l’égard de Laura.
« Il y a sûrement eu autre chose que les paroles de Joseph! Comme si elle avait peur. Dans cet affreux rêve que j’ai fait, elle était menacée. Mon Dieu, aidez-moi! Sœur Sainte-Madeleine, aidez-moi! »
Depuis des mois, Hermine n’avait pas invoqué la jeune et jolie religieuse qui lui avait servi de mère dans sa petite enfance. Prénommée Angélique dans la vie civile, sœur Sainte-Madeleine était morte durant la terrible épidémie de grippe espagnole qui avait décimé la population autour du lac Saint-Jean et, bien au-delà, dans le monde entier.
Perdue dans ses pensées, la jeune femme s’aperçut que Chinook quittait le village. Le cheval s’aventurait d’un pas tranquille sur la piste bordée d’érables et de sapins conduisant au canyon de la rivière Ouiatchouan. Le cri d’un corbeau la fit sursauter.
– Non, Chinook, pas par là! dit-elle.
Mais l’animal se mit au petit trot, comme certain de suivre la bonne voie. Hermine, intriguée, le laissa aller là où il voulait. D’autres souvenirs affluaient, la faisant frémir d’une exaltation douloureuse.
«En plein été, j’avais accompagné Charlotte jusqu’au canyon. Elle était si fière de monter Chinook. Elle disait que les feuilles des arbres faisaient de la musique. Moi, je lui décrivais la beauté des couleurs, les reflets argentés de l’eau sur les pierres plates, au soleil. Comme nous étions heureuses! Et Toshan nous a rejointes, par surprise.Charlotte a deviné que j’étais amoureuse de lui. C'était vrai, je l’aimais déjà à cette époque. »
Hermine regarda autour d’elle. Le jour se levait. Les nuages se dissipaient par vagues lentes, dévoilant des pans de ciel d’un bleu parme. Une clarté rose baignait chaque détail du paysage constellé de neige immaculée. La magnificence de l’aube lui étreignit le cœur. Elle appela.
– Charlotte! Par pitié, reviens!
Sa voix, pure et puissante, brisa le silence matinal. Elle appela encore, avec autant de conviction que si elle chantait.
«Et si Charlotte était venue ici, où nous nous sommes tant amusées toutes les deux, tous les trois même, avec Toshan qui l’éclaboussait… Et si elle m’entendait, mais qu’elle n’osait pas se montrer! »
Le vent glacé ne la découragea pas. Elle respira profondément et entonna une des chansons favorites des Québécois et de la fillette : À la claire fontaine. Elle mit toute son âme dans ce chant, avant de se lancer dans un morceau difficile, que Hans Zahle lui avait appris, l'Air des clochettes, le morceau le plus célèbre de l’opéra Lakmé5. Les notes cristallines s’élevèrent, modulées, d’une perfection admirable. Lorsqu’elle se tut, la jeune soprano eut conscience d’avoir les joues ruisselantes de larmes.
« Je n’avais pas chanté ainsi depuis très longtemps! s’étonna-t-elle. Depuis trop longtemps! »
Chinook s’arrêta brusquement. Il sembla répondre à ce constat par un hennissement intrigué. Des branchages s’agitaient. Hermine se laissa glisser au sol.Elle croyait deviner une forme sombre sous un énorme tronc.
– Charlotte? Mon Dieu, si c’est toi, ma chérie, ne crains rien! J’ai eu si peur pour toi!
Un mince visage livide lui apparut, mangé par un regard brun plein de détresse. L'enfant émergeait d’une sorte de tanière qu’elle avait dû aménager.
– Hermine! Je te demande pardon! dit-elle.
– Viens vite dans mes bras! cria la jeune femme. Merci, mon Dieu, merci! Tu es vivante!
Elle étreignit la petite, ce qui lui permit de constater l’épaisseur de vêtements qu’elle portait. De toute évidence, Charlotte n’avait pas l’intention de succomber au froid.
– Mais tu as doublé de volume, emmitouflée comme ça! s’écria Hermine en sanglotant de soulagement. Deux vestes à capuche, des gants fourrés, trois écharpes et un bonnet.
– Je les ai empruntés à Edmond pendant qu’il dormait. Ce n’est pas bien, je sais! reconnut la fugitive.
Le fils d’Élisabeth, âgé de huit ans, était d’une stature plus imposante que Charlotte, son aînée de deux ans.
– Où allais-tu? interrogea Hermine en la serrant très fort contre elle.
– Je voulais repartir ce matin, pour être à Roberval vers midi. J’ai emporté mes économies: de quoi acheter un billet de train. Betty me donne des sous le samedi et ta maman aussi.
Totalement rassurée sur l’état de santé de Charlotte, Hermine céda cependant à la stupeur.
– Pourquoi t’es-tu sauvée, petite chérie? Alors que j’étais si contente de te revoir, de passer les Fêtes avec toi! Betty pense que tu as entendu les choses déplaisantes que Joseph disait hier soir. Si c’est le cas, il fallait vite venir chez ma mère. Nous t’aurions réconfortée.Tout le village te cherche. Toshan a attelé ses chiens pour monter à la cabane à sucre des Marois.
– Je suis désolée, Mimine, mais j’étais bien obligée de m’en aller! confia Charlotte avec une mine d’enfant triste.
–Tu m’expliqueras ça en chemin! coupa la jeune femme. Nous devons rentrer. Tout le monde s’inquiète. Tu vas monter sur Chinook, comme avant.
Mais la fillette recula, en se dégageant de ses bras.
– Non, je ne veux pas. Joseph, il a décidé de me rendre à mon père! lâcha-t-elle d’un ton effrayé. Il disait que je n’avais qu’à retourner habiter chez moi.
Hermine conduisit Charlotte jusqu’à une souche. Elle s’assit avant de prendre sa protégée sur ses genoux.
– C'est ton père, lui répondit-elle. Il serait peut-être bien content de t’avoir à la maison un jour, quand tu seras plus grande. Jules Lapointe m’a l’air d’un homme sérieux.
– Mais, Mimine, moi je ne veux pas y aller! gémit Charlotte. Je passe le dimanche avec lui. Et…
– Et quoi? demanda très doucement Hermine.
– Le père, il boit encore plus que Joseph. Il a touché sa paie et il achète du caribou.
La suite fut marmonnée, presque inaudible.
–Le père fait pareil que toi, il me prend sur ses genoux, il me serre très fort. Il dit que je suis sa petite femme, maintenant que maman est morte. L'autre dimanche, il m’a embrassée dans le cou et un peu plus bas. Il me fait peur, j’ai vraiment peur, Mimine.
Le cœur de la jeune femme battait à grands coups. Elle parvint toutefois à maîtriser son émotion et répondit gentiment.
–Je te comprends, ma puce! Tu n’iras plus chez lui. Mais il fallait venir nous trouver, maman et moi. Tu pouvais expliquer tout ça à Betty, aussi. Elle t’aurait gardée le dimanche.
– Non, Joseph et Betty, ils disent que je dois rendre visite à mon père, parce que c’est ma vraie famille. Au début, Onésime était là pour le déjeuner, mais il ne vient plus. Sa femme, Yvette, attend un bébé.
– Alors tu t’es enfuie! Ma pauvre chérie! Tu as bien fait, sinon je n’aurais rien su. Charlotte, promets-moi de toujours me parler. Je suis comme ta grande sœur, personne ne te fera de mal.
Hermine tremblait de nervosité. Elle se souvenait avoir ressenti une terreur semblable à celle de Charlotte, quand Joseph, ivre, la ramenait de Roberval en calèche. Il se montrait trop caressant, il la serrait de près. Simon, le fils aîné des Marois, qui travaillait maintenant à Montréal, avait averti le curé. Le saint homme s’était arrangé pour régler le problème.
– Charlotte, tu es sûre que tu m’as tout dit? hasarda-t-elle, gênée.
– Oui, Mimine. C'est surtout que j’avais peur.
–Je crois que Betty ne t’aurait pas laissée habiter chez ton père, mais tu as eu raison. Oh, mon Dieu! Comme je suis heureuse de te tenir dans mes bras! As-tu mangé, au moins?
– J'ai volé du gâteau et des biscuits! C'est mal, je sais, mais j’avais besoin de provisions de route.
La fillette osa enfin regarder Hermine. Ses yeux couleur noisette pétillaient d’une infinie confiance. Malgré ses lèvres gercées, son nez pincé par le froid, elle était très mignonne.
– Mon exquise Charlotte! dit tendrement la jeune femme. Aujourd’hui, tu ne me quittes pas. Pas même une seconde!
– Je voudrais que tu chantes encore! C'était si beau, tout à l’heure. Quand je t’ai entendue, je n’ai plus eu envie de prendre le train.
– Nous l’avons échappé belle! plaisanta Hermine, prête à pleurer de nouveau. Et où comptais-tu aller?
– À l’orphelinat de Chicoutimi! Les religieuses ne sont jamais méchantes avec les petites filles.
– Tu dis vrai, les sœurs t’auraient recueillie aussitôt, mais moi j’aurais été très malheureuse. Betty criait que tu étais déjà morte. Il faut retourner à Val-Jalbert, ma chérie. Même Joseph te cherchait. Il a honte.
– Mais tu me garderas, hein? supplia l’enfant.
– Oh oui, deux fois plutôt qu’une.
***
Chinook fit son apparition rue Saint-Georges une heure plus tard. Hermine le montait, Charlotte assise devant elle. La fillette se cramponnait à la crinière du cheval. Un attroupement se tenait près de la maison des Marois. Il y avait là Joseph, Élisabeth, Armand et Edmond, leurs fils, mais également Hans Zahle, Jules et Onésime Lapointe, ainsi que le maire, le patron de l’hôtel-restaurant, quelques curieux de passage et les hommes du village avec leurs épouses qui entouraient Laura. Tous poussèrent des exclamations de joie et de soulagement.
– Où est Toshan? interrogea Hermine.
–Il n’est pas encore revenu! répliqua vite Laura. Doux Jésus, merci, tu l’as retrouvée!
La jeune femme approuva d’un signe. Charlotte s’était raidie en reconnaissant la face couperosée de son père.
– Charlotte est épuisée! déclara-t-elle à tous. Je lui ai promis de la soigner. Je l’emmène à la maison. Elle n’a envie de discuter avec personne. Armand, tu n’as qu’à nous suivre, tu reprendras Chinook.
Une douce autorité, nuancée d’une sorte de colère, se dégageait d’Hermine et forçait le respect de tous. Sachevelure blonde étincelait au soleil, son teint était rose et laiteux, tandis que ses yeux bleus paraissaient encore plus grands.
– Quelle belle fille! constata un étranger, sanglé dans un manteau noir et coiffé d’un chapeau de feutre. J’ai l’impression de la connaître.
Ces paroles s’adressaient au vieux charron, Eusèbe, qui grelottait sous sa pèlerine en ciré.
– Bah, tout le pays la connaît! répliqua l’homme. C'est notre rossignol, l’enfant trouvée sur le perron du couvent-école. Les sœurs lui ont appris à chanter et elle chante mieux qu’un ange du ciel!
L'homme alluma une cigarette. Les paupières plissées en un regard perçant de fauve aux aguets, il continua à contempler Hermine. Ses vêtements, sa prestance, le léger parfum qui émanait de lui trahissaient son appartenance à un milieu aisé.
– Ah, mais c’est elle que j’ai entendue chanter à Chambord, à la messe de Noël! On m’avait bien dit qu’elle habitait Val-Jalbert. Seulement, je ne m’attendais pas à la retrouver dans un pareil accoutrement.
Il poursuivit entre ses dents très blanches, mais en anglais :
– Moi, les rossignols, je leur offre une cage dorée, pour qu’ils chantent encore mieux!
Eusèbe n’y comprit rien. Il s’écarta cependant de l’élégant personnage. Alentour, les discussions allaient bon train. L'attroupement se déplaça sur les traces du cheval, si bien que la demeure de Laura fut bientôt assaillie par la foule.
Hermine se précipita à l’intérieur. Elle avait entendu les vagissements vigoureux de son fils. Mukki hurlait de faim.
– Donne quand même des explications à monsieur Lapointe! lui souffla Laura à l’oreille. Et aux Marois!
– Pas tout de suite! répondit la jeune femme. Maman, dis-leur de patienter. Quand j’aurai fait téter mon bébé, je te raconterai ce qui se passe. Charlotte reste ici, je ne la lâche pas.
Résignée, Laura ressortit. Elle jouissait du statut de riche veuve et, pour cela, imposait le respect. Élisabeth, sa fille sur le bras, passa outre et se rua elle aussi dans la maison. La pauvre Mireille, encombrée d’un nourrisson vociférant, se confondit en soupirs.
– Charlotte, tu nous as causé bien du souci! se lamenta-t-elle.
– Et alors, où étais-tu cachée? questionna Élisabeth d’un ton ferme.
–Je vous en prie, ne criez pas si fort. Laissez-la en paix! coupa Hermine en mettant Mukki au sein. Ma pauvre chérie, assieds-toi à côté de moi. Ne t’inquiète surtout pas…
Elle n’avait pas fini sa phrase que des aboiements retentirent dehors, assortis d’un tintement de grelots.
– C'est Toshan! Tu as entendu, Charlotte?
La porte s’ouvrit à la volée. Un jeune homme de vingt-cinq ans, grand et robuste, pénétra dans le salon. Une tresse noire dansait sur ses épaules, il portait une veste en peau de loup. Ses traits harmonieux et son teint doré dégageaient une sorte de joie farouche. Son métissage lui conférait une beauté particulière. D’une démarche souple, il vint s’agenouiller aux pieds d’Hermine et de la fillette.
– Tout est rentré dans l’ordre! constata-t-il d’une voix chaude et profonde.
Son regard sombre brillait de satisfaction. Hermine lui caressa la joue du bout des doigts. Elle jugeait que son mari était le plus bel homme de la terre.
– Tout rentrera dans l’ordre avant ce soir! rectifia-t-elle.
Sans manifester d’étonnement, Toshan se pencha et déposa un baiser sur la poitrine à demi dénudée de sa jeune épouse. Mireille détourna vite la tête, Élisabeth poussa un petit cri gêné, mais Charlotte souriait sous sa frange brune.
Le jeune homme alla s’asseoir dans un fauteuil situé près d’une fenêtre. La moue réprobatrice de sa belle-mère ne lui avait pas échappé. Laura, comme Élisabeth, avait jugé son geste inconvenant. La tétée de Mukki se poursuivit dans le plus parfait silence. Mais chacune des personnes réunies au salon remuait des pensées qui n’avaient rien de paisible.
Toshan se demandait combien de jours il lui faudrait rester à Val-Jalbert. Hermine et lui n’en avaient pas discuté, trop exaltés par leur départ imprévu et le voyage.
« Je lui poserai la question ce soir! se rassura-t-il. Je sais bien qu’elle voudrait demeurer ici le plus longtemps possible, mais qu’est-ce que je vais faire de mes dix doigts? Le bois est coupé et rangé dans l’appentis, la cuisine déborde de nourriture. Bah, au pire, j’irai chasser. »
Il jeta un regard maussade sur le jardin entourant la maison. Ce n’était en fait qu’une étendue neigeuse, plantée de quelques arbres : érables, bouleaux, épinettes. Il ôta sa veste et son gilet en laine. Il faisait bien trop chaud à l’intérieur.
Laura, installée à une petite table en marqueterie, feignait de feuilleter une revue. Souvent, elle jetait des coups d’œil perplexes à son gendre dont l’accoutrement, les cheveux longs et les manières la dérangeaient. Il n’avait pas du tout l’air à sa place dans la pièce décorée de bibelots où abondaient les meubles en bois peint, les tentures soyeuses et les tapis de couleur claire.
« Ce garçon ressemble à un animal en cage! se désolait-elle. Certes, un bel animal, mais il ne s’accoutumera jamais à l’existence douillette et monotone que nous menons. »
Elle retint un soupir, après avoir contemplé le joli tableau que composaient Hermine et son bébé.
«Je voudrais tant les garder près de moi, ma fille chérie et ce superbe poupon! se disait Laura. Je n’ai pas pu être mère d’un garçon, j’ai le droit de voir grandir mon petit-fils, Jocelyn! Pour moi c'est Jocelyn, pas Mukki! Ces surnoms indiens sont un peu gênants. Oh! la tête qu’a faite mon gendre, hier, quand je l’ai appelé Clément en insistant bien! Il faudra que je parle à Hermine ce soir. J’aimerais savoir ce qu’ils ont l’intention de faire les jours prochains. Pourvu qu’ils ne repartent pas! »
Élisabeth Marois, posée sur le bord d’un divan comme si elle n’osait pas prendre ses aises, s’interrogeait elle aussi. La petite Marie, ravissante poupée de six mois, dormait dans ses bras.
« Que je suis heureuse de revoir ma petite Mimine! pensait l’ancienne nourrice. Mais elle a changé! Ce n’est guère surprenant, à vivre au fond des bois avec les Indiens. J’espère qu’elle est vraiment mariée à ce Toshan… Non, à Clément. Laura m’a suppliée de bien l’appeler Clément. Je me demande sur quoi cette union débouchera! Maintenant qu’elle est maman, Hermine ne peut plus prétendre à une carrière de chanteuse. Et son mari? Il paraît qu’il trouvait des jobs sur les chantiers, mais il ne peut pas courir d’un bout à l’autre du pays, à présent. »
Le front barré d’un pli soucieux, Élisabeth reporta son attention sur Charlotte. La fillette gardait les yeux fermés, blottie contre Hermine.
« Et celle-là? Quelle mouche l’a piquée de fuguer?La veille de Noël, elle m’a offert un napperon brodé par ses soins, avec écrit dessus Pour ma Betty chérie.Je m’occupe bien d’elle. Mais mon Dieu, Jo se montre parfois si borné. »
Hermine, que l’on aurait pu croire tout absorbée par son nourrisson, se tourmentait également. Ce que lui avait avoué Charlotte la bouleversait. Elle cédait à une colère bien naturelle à l’encontre d’une bonne partie de la gent masculine, exception faite de son jeune mari.
« Quelle horreur! Jules Lapointe était pourtant un brave et honnête homme, avant le décès de son épouse. Mais il s’est mis à boire. Je comprends mieux les sermons de notre curé, ce cher père Bordereau6. Il exhortait les ouvriers à ne pas consommer d’alcool; il prétendait que c’était la porte ouverte à tous les vices. Il ne se trompait pas. Quand je pense que Charlotte aurait pu s’égarer et même mourir de froid. Pourquoi n’est-elle pas venue chez maman demander de l’aide? »
Toshan se gratta la gorge. Mireille, qui servait le petit déjeuner, lui proposa un café bien chaud. De son côté, la gouvernante ruminait quelques opinions personnelles.
«Tout beau garçon que soit monsieur Clément, j’aurais préféré que notre Hermine se marie avec monsieur Hans. Ils étaient mieux assortis. Un pianiste, une chanteuse à la voix d’or, cela faisait un joli couple. Toshan…, non, Clément, n’est pas aussi bien éduqué que monsieur Hans. Et pour l’élégance, je lui donne un zéro. Mon Dieu! Cette tignasse noire et nattée en plus! Mais Hermine l’adore! On ne peut rien contreça. Je parie qu’au fil des mois elle réussira à le transformer en gentleman. »
Mireille secoua avec satisfaction sa chevelure argentée, bien ordonnée, coupée au carré. Ronde, petite, cette femme de cinquante-huit ans avait l’art de s’attirer la sympathie. Toshan, notamment, la traitait avec cordialité. Il s’accordait des passages en cuisine et, là, il regardait la gouvernante officier.
«Vous êtes active, habile, et vos repas sont excellents! » lui disait-il, la mine gourmande.
Elle était flattée. Si la gouvernante le dénigrait, c’était surtout pour ne pas déplaire à sa patronne. Laura était assez autoritaire, même exigeante, et Mireille tenait à sa place.
– Mukki est rassasié! annonça Hermine. Je vais monter changer ses langes et m’habiller correctement par la même occasion. Mon pantalon est trempé!
– Je viens avec toi! s’écria Toshan.
Charlotte sursauta. Elle s’était assoupie. En reconnaissant le salon aux teintes ivoire et beige de Laura, un mince sourire égaya son visage.
–Je croyais que j’étais encore sous l’arbre! dit-elle d’une voix rêveuse.
– Mais non, ma chérie, tu es au chaud, chez nous! répondit Hermine. Mireille va te donner du lait et des brioches. Betty, je garde Charlotte aujourd’hui et ce soir aussi. Je l’ai invitée à dormir.
– Pourquoi donc? s’étonna Élisabeth. Elle mériterait plutôt une punition.
Comme Toshan était déjà en bas de l’escalier, Hermine lui confia le bébé.
– Monte, j’arrive! souffla-t-elle à son mari.
D’un signe discret, elle fit comprendre à Laura de la suivre dans le vestibule.
– Je t’en prie, maman, arrange-toi pour dire àBetty, sans que Charlotte entende, que nous devons la protéger de son père, Jules Lapointe. Je t’expliquerai.
Laura devint toute rouge.
– Qu'est-ce que tu racontes? s’étonna-t-elle.
– Maman, quand il a bu, il se comporte mal. Tu comprends, maintenant? Charlotte avait de sérieuses raisons de s’enfuir. Joseph aurait dit qu’elle devrait retourner vivre chez lui, alors elle a pris peur.
– Oh, mon Dieu, ce n’est pas possible! soupira Laura.
Ayant dû se prostituer pour survivre quand elle était plus jeune, elle n’allait pas jouer les prudes dans ce cas précis.
– Pauvre petite, je comprends mieux! ajouta-t-elle. Ne t’inquiète pas, Hermine, je préviens Betty.
La jeune femme, rassurée, rejoignit Toshan dans leur chambre. Il avait couché son fils en travers du lit et lui enlevait ses langes.
– Regarde comme il aime gigoter, notre Mukki! dit-il en riant.
– Je t’en prie, sois gentil, appelle-le Jocelyn, cela fait tant plaisir à maman! répliqua Hermine sans réfléchir. C'est son prénom chrétien. La semaine prochaine, le curé de Chambord va le baptiser. Tu devrais t’habituer à lui donner son vrai prénom.
– Et moi, je dois répondre au nom de Clément, n’est-ce pas? répliqua le jeune homme d’un air sombre. Vous en faites, des manières, à Val-Jalbert.
– Il y a des choses plus graves, Toshan! déclara-t-elle en s’allongeant à côté du bébé. Je n’ai pas l’esprit à me quereller. Pas ce matin. Veux-tu bien m’écouter?
Il approuva sans se départir d’une mimique boudeuse. En quelques mots, elle lui expliqua pourquoi Charlotte avait quitté le village munie d’un baluchon et chaudement vêtue. Toshan en oublia de bouder.
– Cette enfant me plaît! s’exclama-t-il après unsilence. Elle est courageuse. Si personne ne peut la protéger, nous n’avons qu’à l’emmener avec nous, chez ma mère. Tala serait heureuse de veiller sur elle.
– C'est gentil de dire ça! affirma Hermine sans oser regarder son mari.
Ils n’avaient pas encore abordé le sujet qui les préoccupait tous deux. Que feraient-ils dans un avenir proche?
– Mais nous ne sommes pas prêts à repartir, hasarda-t-elle tout bas. Nous venons d’arriver et l’hiver commence à peine. Nous irons rendre visite à Tala au début de l’été.
– Rendre visite? s’étonna-t-il. Hermine, nous rentrerons chez nous. Au début de l’été, si tu veux, mais je me demande ce que je vais faire ici. Il n’y a pas de possibilité de job, les hommes vont travailler à Roberval ou à Chambord. Ton village est désert. Cela ne me déplaît pas, comme je te l’ai dit, seulement, je ne peux pas rester les bras croisés sous le toit de ta mère. J’ai l’habitude de gagner mon pain, ou au moins de rendre service. Ce garçon, Armand Marois, est employé à l’entretien, il fait le bois. Je n’ai aucune chance de me rendre utile. Tu m’imagines six mois dans le salon à écouter de la musique en me tournant les pouces?
–De toute façon, tu n’as pas besoin de travailler. Maman nous offre l’hospitalité. Et Val-Jalbert n’est pas désert, il y a encore une cinquantaine d’habitants.
Hermine caressa la joue de son mari, lisse et dorée. Il captura ses doigts et les embrassa.
– Va patiner derrière l’hôtel! plaisanta-t-elle. La patinoire n’a pas bougé. Tu te souviens, c’est là que je t’ai vu pour la première fois, un soir; c’était le 13 mars 1929. J’avais quatorze ans, je revenais de chez madame Douné, cette chère Mélanie. Elle aussi a quitté le village. C'est bien dommage! Depuis, elle vit chez un de ses fils, à Roberval.
Le visage de Toshan s’éclaira. Il eut ce sourire magnifique qui rendait la jeune femme folle d’amour.
– Demain, j’attelle les chiens et je t’emmène voir Mélanie Douné. Tu me présenteras; elle sera contente de connaître ton mari et ton bébé.
Réconfortée par la bonne humeur revenue de son mari, Hermine s’occupa du bébé. Elle le changea et le coucha dans le berceau que Laura avait dû acheter en prévision de son retour.
– Je sais que tu t’ennuies ici, dit-elle avec tendresse à Toshan, mais moi je suis contente. Je t’en supplie, sois patient. J’ai passé plusieurs mois à la cabane, près de ta mère. Maintenant c’est ton tour. Va chasser, fais des courses pour nous. Tiens, il me manque du talc. Cet après-midi, tu pourrais aller jusqu’à l’épicerie de Chambord. Moi je voudrais passer du temps avec Charlotte et ma mère. Tout se mêle dans ma tête.
Toshan se leva et vint l’enlacer délicatement. Il déposa un baiser sur son front, puis sur ses lèvres. Hermine était si jolie, si douce.
–Tu es mon trésor! dit-il en la serrant contre lui. Toi, et Jocelyn, notre enfant. Je ferai des efforts, je te le promets. Je n’ai pas toujours bon caractère. Pardonne-moi.
–Je n’ai pas à te pardonner! Tu verras, maman t’acceptera tel que tu es. Viens, j’ai faim, une faim de loup. Je dois manger pour avoir du lait à la prochaine tétée.
Le jeune couple descendit. Laura semblait les attendre, assise près du poêle du salon. Hans Zahle lui tenait compagnie. Le pianiste se chauffait les mains.
– Bonjour! s’écria-t-il en les saluant. Je participais aux recherches, mais dès que j’ai su que vous aviez retrouvé Charlotte, Hermine, je suis rentré. Le pire a été évité, grâce à vous.
–Où est Élisabeth? demanda la jeune femme. Tu lui as parlé, maman?
– Oui, bien sûr! acquiesça Laura d’un ton embarrassé. Nous en parlerons plus tard, ma chérie. Dépêche-toi de prendre ton petit déjeuner. Charlotte est dans la cuisine, Mireille lui fait des œufs au lard. Elle lui préparera une chambre. Notre petite protégée est épuisée. Je crois qu’elle n’a pas fermé l’œil de la nuit.
Hermine n’insista pas. Elle avait compris que sa mère refusait d’ébruiter la conduite honteuse de Jules Lapointe. Hans n’était sûrement pas au courant.
« Pauvre maman! se dit-elle. Elle voulait sans doute profiter en paix de ma présence et rien ne se passe comme prévu. »
Elle observa mieux sa mère, navrée de lui trouver une expression chagrine. Beaucoup de gens, en les voyant l’une à côté de l’autre, déclaraient qu’elles se ressemblaient de façon troublante. Cela s’accentuait depuis que Laura se teignait les cheveux en blond très clair pour cacher quelques mèches grises. Elle dépassait sa fille d’à peine quatre centimètres; cette femme encore ravissante avait le même regard d’un bleu limpide et des traits presque identiques. Hermine avait cependant hérité de son père une bouche plus charnue, d’un rose vif, et un front légèrement bombé.
– Toshan ira à Chambord tout à l’heure! annonça-t-elle. Si tu as besoin de quelque chose, maman… Et demain, il m’emmènera rendre visite à madame Douné. Ce sera une occasion de se promener dans Roberval.
– Il ne manque rien, Mireille y veille, mais je veux bien que Clément me rapporte des gommes au miel; j’ai la gorge irritée!
– Je m’en ferai une joie! rétorqua le jeune homme d’une voix teintée d’ironie.
Il se demandait, agacé, si la querelle des prénoms et surnoms allait durer encore longtemps.
Après une matinée mouvementée et un déjeuner assez silencieux, Hermine put enfin discuter avec sa mère en tête-à-tête. Charlotte faisait une sieste, Mireille lavait la vaisselle. Toshan et Hans étaient partis ensemble à Chambord.
– Quel calme! f it remarquer Laura. Ton fils est d’une sagesse exemplaire! Il s’endort après chaque tétée, sans jamais pleurer.
– Mais quand il pleure, nous l’entendons du salon! plaisanta la jeune femme.
Elles étaient confortablement installées dans le canapé en velours garni de coussins. Laura prit la main de sa fille.
– Tu m’as tellement manqué, ma chérie! C'était un gros sacrifice de te laisser t’enfuir avec Clément, l’hiver dernier, il y a un an environ.
– Toi aussi, tu m’as manqué, maman! assura Hermine, surtout pendant ma grossesse. Tala était très gentille et dévouée, mais je me serais sentie plus à l’aise avec toi. J’ai choisi une manière de vivre un peu compliquée, n’est-ce pas?
– Disons que ton mari n’est pas ordinaire! lui dit Laura en souriant. Il paraît si différent des gens que nous côtoyons! Je voudrais bien qu’il n’exagère pas son côté indien. Ne te vexe pas, mais il devrait se couper les cheveux.
Hermine se raidit malgré elle.
– Maman, tu as très bien accueilli Toshan, mais au bout de trois jours tu commences à le juger. Dans ces conditions, nous ne pourrons pas séjourner ici jusqu’à l’été. Tu l’as connu petit garçon, tu sais comment il a grandi. Tu devrais être plus indulgente.
Laura ferma les yeux un instant. Elle revit un enfant brun sur le seuil d’une cabane. Une terribletempête de neige balayait les bords de la rivière Péribonka. Jocelyn, son époux, avait demandé asile au père de Toshan, Henri Delbeau.
« J'ai un vague souvenir de ce soir affreux! J’étais désespérée, rongée par la fièvre. Jocelyn avait déposé Hermine sur le perron du couvent-école pour ne pas l’entraîner dans notre fuite vers le nord. Doux Jésus! Comme j'étais malheureuse! »
– Il m’est sympathique, Hermine! répliqua-t-elle. Mais j’ai l’impression qu’il veut nous séparer. Voilà, je suis franche, j’éprouve une sorte de jalousie.
– Maman, tu te trompes. Toshan m’aime et il ne me fera jamais de peine. Il a compris que j’avais besoin de te revoir. Je t’en prie, écoute-moi, maintenant. Ce que je t’ai à te dire n’est pas facile. Cela me pèse sur le cœur. Quand j’aurai pu t’en parler, je me sentirai mieux. C'est au sujet de mon père, Jocelyn, enfin, de sa mort.
Laura devint toute pâle. Hermine appuya son front contre son épaule.
– Tala, la mère de Toshan, m’a raconté ce qu’elle savait. Henri Delbeau a découvert le corps de mon père. Il y avait un fusil près de lui, ce qui prouverait qu’il s’est suicidé. Toi, tu étais cachée dans le bâtiment vétuste où vous vous étiez réfugiés, papa et toi. Tala pense qu’il voulait te tuer et se tuer ensuite, car vous aviez trop froid et trop faim. Mais il n’a pas eu le courage de tirer sur toi. Alors il est sorti et il a mis fin à ses jours. Je pense qu’il ne pouvait pas se pardonner d’avoir causé la mort de cet homme qui te harcelait, ni de t’avoir entraînée dans sa fuite, ni même de m’avoir abandonnée.
Dans le souci de ménager sa mère, Hermine n’ajouta pas que des loups s’étaient repus de son cadavre.
« Moi, je n’ai pas connu cet homme qui était mon père, mais maman l’a adoré. Mon Dieu, comme elle tremble! »
C'était vrai. Secouée de frissons nerveux, Laura semblait torturée.
– Pauvre Jocelyn! gémit-elle d’une voix altérée. Lui qui se tourmentait tant! Il a préféré se détruire. Pourtant, en se supprimant, il me condamnait aussi.
– Peut-être qu’il comptait sur la visite d’Henri Delbeau! suggéra Hermine. Maman, il t’a donné une chance, en fait. Ne pleure pas, je t’en supplie! Je redoutais ce moment, mais il fallait que tu saches. C'est le passé! Tu as Hans, à présent, il t’aime et tu l’aimes.
Laura eut un geste excédé. Le regard dans le vague, elle lui confia dans un souffle:
– On prétend que les suicidés deviennent des âmes errantes, incapables de trouver la paix et le repos. Parfois, je crains de me remarier. Et si Jocelyn revenait me hanter en me reprochant de le trahir?
– Mais tu t’es bien remariée avec Franck Charlebois? Il ne s’est rien passé!
– Ce n’était pas pareil. J’ai épousé Franck en état d’amnésie, je n’étais pas amoureuse de lui. Il était tellement âgé. Il m’a donné son nom, conscient qu’à son décès je disposerais de sa fortune. Je ne regrette rien, puisque tout cet argent m’a permis de faire le bien.
– Maman, personne ne viendra te hanter! J’ai la certitude que papa était droit, juste, loyal. Et Henri Delbeau lui a donné une sépulture décente, il a dit des prières et planté une croix sur sa tombe. Ne crains rien!
Laura étreignit sa fille, avide de sa chaleur, de sa jeunesse rayonnante.
– Je ne mérite peut-être pas le bonheur que le destin m’accorde, ma chérie! conclut-elle. J’ai pu te retrouver, toi, mon merveilleux petit rossignol! Tu m’as donné un petit-fils superbe et, en plus, à mon âge, je suis fiancée!
Hermine approuva, émue. Elle ignorait que Hansétait devenu l’amant de sa mère trois mois auparavant. Cela l’aurait choquée, malgré sa nature un peu rebelle, car elle avait été éduquée par les sœurs de Notre-Dame-du-Bon-Conseil et soumise dès son plus jeune âge aux discours moralisateurs d’Élisabeth Marois.
– Allez, maman, remets-toi! dit-elle gentiment. J’ai tant prié pour papa depuis que j’ai appris sa mort. Il est devenu notre ange gardien, j’en suis sûre.
– Que Dieu t’entende, soupira Laura. Bon, et Charlotte? Que devons-nous faire? Élisabeth était bouleversée quand elle a su. Je crois qu’elle voudra bien nous la confier définitivement. Hans n’y voit aucun inconvénient. Mais ce n’est pas utile de répandre la rumeur. Jules Lapointe ne l’approchera plus, cette petite, je m’en porte garante.
– Toshan m’a proposé de l’emmener, cet été. Maman, nous devons profiter des mois à venir toutes les deux. Dès les beaux jours, je suivrai mon mari. Il ne consentira jamais à s’établir ici, à Val-Jalbert. Il est fier et cela le dérange d’être nourri et logé sans contrepartie.
– Figure-toi que je m’interroge, moi aussi, déclara Laura. J’apprécie cet endroit, cette demeure confortable, mais cela me plairait d’habiter à Roberval. Il y a des commerces, de l’animation. La vue du lac Saint-Jean m’apaisait, jadis. Enfin, pour être franche, Hans estime que nous devrions déménager, une fois mariés. Je ne revendrai pas la maison. Elle t’appartiendra.
Hermine dévisagea sa mère d’un air stupéfait.
– Suis-je sotte, je pensais que tu ne quitterais jamais Val-Jalbert. Les bruits qui courent sont donc fondés! Bientôt le village sera totalement désert.
Laura s’apprêtait à répondre lorsque des coups sonores résonnèrent à la porte principale. Mireille sortit de la cuisine, lissa son tablier blanc et courut ouvrir.
– L'énergumène qui frappe va réveiller notre Charlotte et le bébé! grogna-t-elle en traversant le vestibule.
La gouvernante se trouva nez à nez avec un étranger d’une rare élégance. Il lui adressa un sourire et jeta le cigare qu’il fumait. Une brève conversation eut lieu, en sourdine. Quelques secondes plus tard, il était introduit dans le salon.
– Madame, dit Mireille, ce monsieur désire vous entretenir, et mademoiselle Hermine aussi.
L'homme lui tendit son manteau et son chapeau.
–Je tiens à faire la connaissance du rossignol de Val-Jalbert! dit-il en s’inclinant devant les deux femmes qui s’étaient levées du canapé. Je me présente: Octave Duplessis, impresario. Le terme vous est sans doute inconnu, car peu employé encore. En fait, je m’occupe des intérêts des artistes du spectacle. Je suis en relation avec le directeur du Capitole de Québec7. C'est par un heureux hasard que j’ai pu vous entendre chanter à l’église de Chambord où j’accompagnais une vieille tante pour la cérémonie. Mademoiselle, vous avez un talent exceptionnel.
Hermine eut le sentiment d’avoir déjà aperçu l’individu. Il ne lui inspirait pas confiance. Laura se montra moins réticente.
– Asseyez-vous, monsieur! dit-elle. Mireille, sers-nous du thé.
Octave Duplessis inspecta le salon douillet d’un œil ravi.
– Quel intérieur charmant! affirma-t-il. Autant être direct, je repars ce soir en pays civilisé. Mademoiselle, vous êtes digne de chanter sur les meilleures scènes! Jesuis prêt à vous faire signer un contrat très intéressant. La gloire vous est due!
– Madame! rectifia Hermine, toujours hostile. Je crois que vous perdez votre temps, monsieur. Je suis mariée et j’ai un bébé de quatre mois. Je ne chanterai plus que pour lui.
Chaque mot lui coûtait. Le matin même, quand elle avait chanté l'Air des clochettes de l’opéra Lakmé, perchée sur Chinook, une poignante nostalgie l’avait envahie. Au fond de son cœur, Hermine aspirait à développer son art, à travailler sa voix car, ce don que Dieu lui avait accordé, elle ne pouvait le renier.
– Ce serait vraiment dommage! répondit Duplessis. Vraiment, vraiment dommage!
– Eh bien, dans ce cas, dites-nous-en davantage! ajouta Laura.
Hermine aurait voulu quitter la pièce, se réfugier près de son petit Mukki. Mais, comme fascinée, elle demeura face à l’étranger.
1 Prénom indien signifiant Louve.
2 Le surintendant Lapointe habitait au village. La Compagnie de pulpe de Chicoutimi lui fit bâtir, en 1919, une très belle maison près du couvent-école sur la rue Saint-Georges. On peut encore, de nos jours, observer les ruines de cette demeure dans le sous-bois près du couvent.
3 Le couvent-école resta ouvert jusqu’en 1933. L'enseignement y était donné par des enseignantes laïques et non plus par les Sœurs, qui étaient parties en 1929. Les institutrices qui avaient assuré la relève étaient Géraldine Lemay, Juliette Marcoux et Germaine Pagé; toutes trois étaient de Chambord.
4 L'église de Val-Jalbert a été démantelée en 1932. Les matériaux et les meubles ont été récupérés par des communautés voisines.
5 Lakmé : opéra en trois actes, musique de Léo Delibes, livret d’Edmond Gondinet et Philippe Gille. Interprété pour la première fois le 14 avril 1883 à l’Opéra-Comique à Paris.
6 Voir L'Enfant des neiges.C'était dans la réalité l’abbé Joseph-Edmond Tremblay qui fut le premier curé de Val-Jalbert. Il occupa la fonction de 1911 à 1927.
7 Grand théâtre de Québec, où étaient joués des opéras.
2
Fausses notes
Salon de Laura, même jour
Mireille avait tout particulièrement soigné la disposition du plateau de thé. L'argenterie et la porcelaine de Chine étaient de sortie. Hermine admirait ce service aux tasses d’une finesse rare. Elles étaient agrémentées de la représentation d’un jardin où évoluaient des silhouettes féminines en kimono. Les couleurs dominantes, rouge sombre et noir, parsemées de touches de vert, semblaient ravivées quand le thé doré fumait au creux de la délicate vaisselle.
La gouvernante fit deux voyages à la cuisine afin de présenter des crêpes arrosées de sirop d’érable, suivies de beignes poudrés de sucre fin.
– Nous ne mangerons jamais tout ça! s’exclama Laura. Monsieur Duplessis va nous prendre pour des ogresses!
– C'est que monsieur Hans et monsieur Clément ne vont pas tarder. Ils rentreront forcément avant la nuit et seront affamés après avoir fait le chemin par ce froid.
– J'ai moi-même très faim! déclara le visiteur. Je pensais trouver de quoi me restaurer à Val-Jalbert, mais les commerces sont fermés. Ce bourg me semble mort, fantomatique même!
–Je l’ai connu bien vivant, très peuplé, ce village, et doté de tout le confort moderne! protesta Hermine.Ici, nous disposions de nombreux avantages. Les maisons se composaient en général de quatre chambres avec chauffage et électricité.
L'enthousiasme de la jeune femme fit sourire l’impresario. Laura craignit un instant de voir sa fille évoquer les commodités à chasse d’eau, un progrès inouï dans la région. Elle s’empressa d’ajouter :
– Il est vrai, monsieur, que la Compagnie de pulpe avait fait construire des habitations fonctionnelles et très agréables. Sans la fermeture de l’usine, qui fournissait du travail à des centaines d’ouvriers, Val-Jalbert aurait sûrement encore pris de l’essor. Mais que faisiez-vous dans ce village fantôme, au fait?
Hermine, nostalgique, approuva la question de sa mère d’un léger mouvement de tête. Octave Duplessis devint songeur.
– Si je vous avouais que seule la voix d’or de mademoiselle…, pardon, de madame, m’a guidé vers ces solitudes? Oh, je joue les poètes, vous ne vivez pas vraiment en plein désert blanc. Mais, pour être franc, voilà! J’ai assisté à la messe de Noël dans l’église de Chambord. Quand le curé a loué le talent du «Rossignol de Val-Jalbert », étant donné ma profession, la curiosité m’a piqué. Et ce fut le miracle! Mademoiselle, pardon, madame, mais vous avez l’air d’une toute jeune fille, vous avez chanté l'Ave Maria, puis ce cantique magnifique, Adeste Fideles1, qui m’a permis de mesurer la puissance de votre voix, la pureté de son timbre. Du cristal, mais sans fragilité. Ayant écouté beaucoup d’artistes lyriques, même en Europe, je n’ai pas pu repartir pour Québec sans avoir tenté machance. Si le directeur du Capitole vous entendait, il serait conquis, comme je l’ai été. Vous ne pouvez pas, madame, et je prends votre mère à témoin, rester à l’écart des grandes scènes.
– Vous savez, l’année dernière, il était question d’un voyage en Europe, intervint Laura. Ma fille devait passer des auditions. Elle a pris des cours de chant avec mon fiancé, le pianiste Hans Zahle. Il était lui aussi convaincu qu’elle avait un brillant avenir devant elle comme soprano.
Hermine était au supplice. Le long discours d’Octave Duplessis réveillait une blessure diffuse dont elle souffrait de façon presque inconsciente. Le vif regret qu’elle venait de percevoir dans le ton mortifié de sa mère l’accablait également.
– En effet, coupa la jeune femme, j’avais un bel avenir comme artiste, mais j’ai choisi de me marier avec l’homme que j’aime plus que tout. J’ai renoncé de mon plein gré et de bon cœur à une carrière. Je ne reviendrai pas sur ma décision. J’ai un enfant à élever.
Octave Duplessis la fixa d’un regard perspicace, inquisiteur.
– On ne le dirait pas! fit-il en souriant sans gaieté.
– On ne dirait pas quoi? interrogea Hermine.
– Que vous êtes satisfaite de votre choix de vie! rétorqua l’impresario. Certes, j’admets que vous avez grandi dans ce village, que vous êtes attachée à ce lieu, à la nature sauvage qui vous entoure. Ce matin, je vous ai admirée, perchée sur ce cheval! Dieu du ciel, jeune dame, vous êtes aussi très belle et c’est un atout de plus. Sans critiquer en rien des artistes d’exception, j’avouerai que beaucoup de sopranos affichent des silhouettes un peu trop avantageuses, si vous voyez ce que je veux dire. Souvent, ces dames jouent le rôle de très jeunes filles censées être ravissantes. Il n’y a pasd’autre solution: dans l’opéra, seule prime la qualité de la voix et de l’interprétation. On engage donc des gloires lyriques de quarante ans qui ne portent pas au sublime leur personnage. Mais vous! Je vous imagine en Marguerite, la fraîche beauté qui charme le cœur du docteur Faust! Avec des nattes blondes, vos nattes blondes qui ne seraient pas des postiches. Vous connaissez Faust, de Gounod2?
Laura dut reconnaître que non. Hermine soupira un oui excédé.
– Hans Zahle m’a fait travailler l’air de Marguerite, quand elle supplie les anges de l’aider, car elle refuse de céder au pouvoir de Satan.
– Quelle histoire étrange! s’écria Laura.
– Jouée par vous, l’héroïne, la jolie Marguerite, serait criante de vérité, s’exclama-t-il.
Les pleurs aigus d’un bébé retentirent au premier étage. Un bruit de pas ébranla le parquet. Ce devait être Charlotte qui allait dans la chambre où était couché Mukki.
– Je dois monter, monsieur! dit Hermine. Mon fils a faim. Je pense que je séjournerai ici l’hiver prochain, à la même date. Peut-être qu’à cette époque, je pourrai envisager de voyager jusqu’à Québec, mais pas maintenant. Je vous remercie cependant pour tous les compliments que vous m’avez faits. Je ne les mérite plus, je crois. Vous savez sûrement que la voix est un outil qui doit être travaillé et amélioré chaque jour. Je ne chante plus guère, sauf pour ma famille et mes amis. Au revoir, monsieur.