CHAPITRE PREMIER
Jalons pour une histoire existentielle
Le bonheur d'être Français d'Algérie
« Quelle chance d'être né au monde sur les collines de Tipasa. Et non à Saint-Étienne ou à Roubaix. Connaître ma chance et la recevoir avec gratitude », écrivait Camus alors que les « événements » avaient éclaté en Algérie moins de trois mois auparavant1. Quand Le Premier Homme sortit en 1994, la presse fut prolixe et elle célébra surtout deux thèmes, la mère et l'instituteur : ce sont à l'évidence des sujets Ücuméniques et innocents. Mais sur le sujet brûlant, la naissance de l'écrivain sur la terre d'Algérie, il y eut moins de réactions. Être Français d'Algérie fut et est encore ressenti dans l'opinion, de manière plus ou moins avouée, comme une faute, ce qui est source d'une incompréhension profonde, irrémédiable sans doute, entre les Français d'ici et ceux nés en Algérie. Dans un long monologue plein d'amertume, un Algérois a dit : « Si on me demandait : “ Si vous aviez à renaître, qu'est-ce que vous voudriez être ? », je répondrais que je préférerais recommencer l'aventure d'être pied-noir, ça nous a plus apporté que ce qu'on nous a enlevé. Il n'y a que nous qui le sachions » (entretien 50, génération 1930-1939)2.
La « faute » des Français d'Algérie
Fiers d'être Pieds-noirs, ces Français nés en Algérie sont suspectés : Pierre Nora ne voyait-il pas que la condamnation à mort « infligée » par Camus à Meursault dans L'Étranger « devient alors l'aveu troublant d'une culpabilité historique et prend les allures d'une anticipation3 » ? Que veut dire culpabilité historique ? Péché collectif ? Au cours des entretiens, je n'ai jamais posé une question en ce sens, ayant toujours été convaincue que la culpabilité ne peut qu'être individuelle, conception qui est au centre d'une pensée démocratique. J'ai constaté que les susceptibilités de mes interlocuteurs étaient pourtant vives sur ce sujet, car ils avaient souvent ressenti, voire reçu ce genre d'accusation ; aussi ils se « défendent » passionnément : « Personnellement, je refuse que l'Histoire puisse me condamner, le fait d'être né quelque part ne peut pas être infamant. » « L'idée qu'être né quelque part à un certain moment puisse être entachée de façon indélébile de culpabilité, je considère que c'est le pire des racismes » (entretien 79, génération 1940-1945).
Comment ne pas citer ici Sartre ? Dénonçant le système colonial, il insistait sur le fait que, pour lui, il n'y avait pas « de bons colons » et des « colons très méchants » qui seraient responsables de la misère et des humiliations. En note, il précisait qu'il n'appelle pas colons les petits fonctionnaires et les ouvriers ; ils sont « à la fois victimes et profiteurs innocents4 » : il faut souligner la saveur de cette appellation. Il semblerait donc que ce ne soit pas un péché d'être né là-bas. Pourtant, un peu plus loin, Sartre écrit : « Le cycle infernal du colonialisme est une réalité. Mais cette réalité s'incarne dans un million de colons, fils et petits-fils de colons, qui ont été modelés par le colonialisme et qui pensent, parlent et agissent selon les principes du système colonial5. » À la même époque, Germaine Tillion avait décrit la composition de cette population de 1 042 409 minoritaires : « Des “ vrais » colons, il y en a 12 000 environ, dont 300 sont riches et une dizaine excessivement riches (vraisemblablement plus riches à eux dix que tous les autres ensemble). Avec leurs familles, les 12 000 colons constituent une population d'environ 45 000 personnes […]. Les autres “ colons » – un million d'êtres humains – sont des ouvriers spécialisés, des fonctionnaires, des employés, des chauffeurs de taxi, des garagistes, des chefs de gare, des infirmières, des médecins, des enseignants, des standardistes, des manœuvres, des ingénieurs, des commerçants, des chefs d'entreprise6. » Cette réalité qui était connue, qui était publique, fut très généralement « oubliée ».