À Paul-Marie Coûteaux,
en amitié.
 
Rares sont les espèces qui échappent à toute vie collective  : le vison, le léopard, la martre, le blaireau, moi.
Pascal Quignard,
Rhétorique spéculative
Journal 2006 
 
 
 
Dimanche 1er janvier, dix heures moins le quart, le soir. Comme cuisinier non plus je n’ai pas grand succès. Il est vrai que ma mère ne mange à peu près rien, et Jeanne Lloan à peine davantage. Quant à Pierre il m’a déclaré en fin de banquet, la nuit dernière, qu’après tout il pensait ne pas trop aimer la dinde. Moi j’en étais pourtant très content, de ma dinde – accompagnée de marrons, de pommes de terre rissolées et de myrtilles sauvages (nous avions cherché des airelles mais n’en avions pas trouvé). Cependant, une fois de plus, j’étais seul face à la critique dans la bonne opinion de mes travaux (et quelquefois, impressionné, ma bonne opinion je l’abandonne, et je m’abandonne aussi…).
Non qu’il y ait eu aucune critique, mind you ; mais pas le moindre enthousiasme non plus.
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Heureusement qu’on garde dans la vie, néanmoins, la consolation de quelques valeurs sûres :
« Vous avez eu d’emblée l’incertitude sur se représentera-t-il une deuxième fois. »
(Il est question de Jacques Chirac, bien sûr, de sorte que se représenter une deuxième fois, contrairement aux apparences (et peut-être aux intentions du commentateur), n’est pas, en l’occurrence, un pléonasme.)
« Et maintenant c’est de septième art dont il va être question. »
« C’est magnifique sur déjà comment il arrive à… »
(Je ne sais plus c’qu’il arrive à, du coup – mais là nous tombons dans le pur et simple amorphe galimatias, et nous sortons du domaine de la délicatesse syntaxique, des manquements qu’elle peut avoir à subir, et du champ éventuel de la bonne vieille “faute”… Et puis je ne peux pas inaugurer l’année, tout de même, avec des considérations éculées sur est-ce un hasard si à la radio ce sont toujours les gens de cinéma qui parlent le plus mal ; ni avec le rappel désespéré du fait que s’inquiéter du mauvais état de la langue, ce n’est pas se braquer (comme tout le monde en est plus ou moins convaincu malgré mes dénégations) sur un conservatisme quelconque (encore qu’être taxé de conservatisme ne me gêne en aucune façon – je m’en targuerais plutôt, s’il restait grand-chose à conserver…), c’est s’affoler de façons de s’exprimer qui sont entièrement prédéterminées non pas par le siècle mais par l’année, par l’heure, par le moment où l’on ouvre la bouche. Ces gens de l’émission de cinéma du samedi, sur France Culture, ils ne parlent pas ils sont parlés, du début à la fin, par leur idiolecte corporatiste, générationnel, sociétal (à peine les évoque-t-on on parle aussi mal qu’eux…).)
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Demain matin il faut que je téléphone à Toulouse, à la société du métro, pour savoir quand exactement on souhaite recevoir le texte du petit livre sur l’aménagement artistique des diverses stations, ouvrage dont j’ai reçu commande il y a maintenant plusieurs années et que j’ai envie d’écrire comme de me pendre. La date arrêtée pour la remise du manuscrit était 2006, la rentrée 2006, de cela je suis sûr, de sorte qu’il va bel et bien falloir que je m’y mette, probablement, alors que je m’échine déjà à quatre ouvrages en même temps : Travers III, le Journal de Travers, ce journal-ci et l’Anthologie de l’amour des hommes. Toutefois, s’il y a un doute, et une faible espérance de délai de grâce, c’est que courent certaines rumeurs à propos de retards, quant aux travaux du métro toulousain. Comme la publication de mon livre a toujours été prévue pour coïncider avec l’inauguration de la ligne B, la possibilité d’un recul de l’échéance me sourit. Mais elle est bien floue.
Lundi 2 janvier, dix heures du soir. Je ne suis pas parvenu à joindre M. Claverie. J’ai appelé son bureau, j’ai laissé mon nom et mon numéro de téléphone, il ne m’a pas rappelé. Aucune nouvelle non plus de Fayard, malgré les épreuves de Rannoch Moor annoncées comme imminentes au début du mois dernier (« … dans la semaine »).
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Je trouve accablants mais surtout à peine croyables les résultats d’un sondage selon lequel les Français, parmi les présidents de la Cinquième République, mettraient à la première place, devant le général de Gaulle, François Miterrand ! Il me paraît déjà stupéfiant qu’on puisse seulement songer à comparer ces deux hommes, dont l’un a sauvé la France et son honneur et replacé le pays, contre tout espoir, à une place éminente parmi les nations tandis que l’autre, sans aucun accomplissement bien notable, n’a fait que présider longuement au triste effacement de la patrie, à l’effondrement sinistre de son système éducatif et à la contre-colonisation dont elle a fait l’objet. Mais qu’on puisse mettre le second au-dessus du premier ! J’essaie de prendre en compte une donnée qui m’échapperait, mais je n’en trouve pas. La question exacte portait-elle sur « le président le plus sympathique », mettons ? Je ne le crois pas ; mais, même s’il en était ainsi, il me semble que Mitterrand était tout sauf sympathique. La fascination qu’il exerce est pour moi un mystère total. Même si on limite de Gaulle à ses deux mandats présidentiels, qui sont bien loin de donner la pleine mesure de sa personnalité historique et humaine, je ne vois pas comment il pourrait ne pas dominer de cent coudées, et ce n’est même pas assez dire, François Mitterrand. En Mitterrand, à part peut-être son pouvoir de durer, je ne vois pas un seul des éléments qui font le grand homme. Mais peut-être l’emploi de grand homme doit-il être tenu coûte que coûte à toutes les générations, comme l’emploi de grand acteur échoit par défaut à Philippe Noiret ou à Christian Clavier quand il n’y a plus de Jouvet ou de Pierre Brasseur. Ou bien, hypothèse encore plus sombre, ce qui fait la popularité de Mitterrand, ce serait justement qu’il n’est pas un grand homme. Les Français ne voudraient plus de grands hommes, de même qu’ils ne veulent plus de grands écrivains. La notoriété leur tiendrait lieu de gloire, la durée de succès, la rouerie de grandeur, le cynisme de génie. Ils se sentiraient plus à l’aise avec ces qualités-là.