Introduction
Pourquoi ce livre
Ce livre est une clé. Car il permet de comprendre comment et pourquoi la France a basculé dans l’agriculture industrielle, dévoreuse de pesticides. Comment la France est devenue un dépotoir. Pourquoi ses rivières, ses sols, son air, ses pluies et ses brouillards se sont peu à peu chargés de poison. L'eau dite potable est aujourd’hui imbuvable dans des régions entières, et quantité de résidus ne peuvent plus être éliminés. Il faut avaler, de gré ou de force. De même dans l’alimentation courante : une proportion effarante de produits aussi essentiels que les fruits, les légumes ou les céréales contiennent des molécules dangereuses pour la santé humaine.
Comment en est-on arrivé là ? L'histoire que nous avons reconstituée est cruelle, mais elle est passionnante, pleine de vie, de personnages, de conflits, de choix, pleine de filouteries et même de saloperies. En quelques décennies, nous avons fait disparaître un univers, une civilisation stable depuis des siècles. Stable ne veut pas dire heureuse, joyeuse, légère. Le monde des paysans anciens était souvent dur, parfois insupportable. Mais il avait créé sa géographie, fixé son histoire, dessiné territoires, paysages, repères. En 1945, à la sortie de la guerre, le cheval, l’âne et le bœuf habitaient la moindre ferme. Le tracteur demeurait pour beaucoup un rêve incertain, un mirage.
La formidable poussée mécanique qui a permis la victoire sur le fascisme, notamment en juin 1944 sur les côtes normandes, ne pouvait pas rester sans conséquences. Et les auteurs de ce livre ne fantasment pas sur une France immobile, des villages perdus au bord de départementales assoupies, le mugissement des troupeaux. Bien entendu, l’agriculture devait changer. Mais devait-elle mourir?
L'histoire inaugurée en 1945 n’était nullement fatale. Elle aurait pu prendre une autre direction que celle de l’industrialisation lourde. Il eût fallu pour cela une autre vision, de tout autres rapports de forces sociaux et surtout culturels. Car, dans cette tragédie – c’en est une –, tout le monde se trouve au départ d’accord pour faire disparaître l’ancien système agricole.
Dès l’été 1944, le formidable sursaut de la Résistance a soudé en un bloc les staliniens et les chrétiens, les professeurs et les ingénieurs, les politiques et les scientifiques. La France ne veut plus connaître la guerre et rejette avec horreur la misère qu’elle vient de subir et cette insupportable faim qui se calculera, jusqu’en 1949, en tickets de rationnement. L'avenir a l’apparence et la rutilance des premiers tracteurs américains, qui suivent de près les blindés de la Libération. Il appartient au progrès, au progrès technique et matériel, aux lourdes machines, aux inventions de l’esprit humain. Les rescapés des camps de la mort, de Bergen-Belsen à Auschwitz, sont épouillés au DDT, le miraculeux insecticide inventé en 1939.
Cependant les tracteurs ont besoin, pour augmenter réellement les rendements, d’engrais et de pesticides de synthèse. Beaucoup d’engrais, énormément de pesticides. Voilà le début d’une aventure qui se transforme en épopée, puis en cauchemar. Bientôt le mouvement s’accélère, au point d’échapper à tout contrôle social. Une méta-entreprise se met en marche, avec ses servants et serviteurs, son idéologie, plus tard ses obligés, ses dupes, ses profiteurs. Comme dans le fameux conte d’Andersen, aucun courtisan n’ose dire au roi des pesticides qu’il est nu. Pire encore, aucun enfant ne surgira de la foule pour remettre l’histoire sur ses pieds.
Ce fol emballement a pourtant sa rationalité, largement commerciale. Et notre livre, on le verra vite, n’épargne aucune responsabilité, aucun responsable. Il démonte un système et démontre que l’industrie a pénétré jusqu’au cœur des services d’un État qu’on croyait impartial. Des lobbyistes astucieux, redoutablement efficaces, parviennent à convaincre que l’intérêt privé se confond avec l’Histoire en marche et le bien commun. Ils vont s’emparer en dix années de tous les leviers de pouvoir, de tous les centres de décision.
Pour la nature, les paysages, les animaux, les grands équilibres de la vie (l’eau et le sol), le bilan est terrible. Et pour nous, humains, il est franchement angoissant. Les dénégations des lobbies sont désormais, en 2007, un pur déni de la réalité. Des centaines d’études 1 publiées dans les revues scientifiques les plus prestigieuses montrent sans contestation possible que les pesticides, même à des doses infinitésimales, sont de graves poisons qui provoquent de nombreux cancers, bouleversent les systèmes immunitaire et endocrinien, limitent la fertilité, augmentent les risques de malformations intra-utérines. Il est vraisemblable, il est probable que des centaines de milliers de Français souffrent d’ores et déjà de maladies, bénignes ou graves, liées aux épandages massifs de pesticides. Il est certain, hélas, que de nombreuses molécules toxiques, mutagènes, cancérigènes, sont fixées dans les graisses de nos corps, qu’on vive en ville ou à la campagne. Il est tout aussi sûr que le sang contenu dans le cordon ombilical de chaque nouveau-né est massivement intoxiqué. La situation est folle ? Oui, elle est folle.