Première partie
MIC, JAPHIE, MARCO, VILLE, NUIT.
J'avais laissé la clé sous le paillasson pour que ma mère puisse entrer chez moi. Elle avait apporté un bouquet d'anémones et avait lavé la vaisselle, balayé la cuisine et mis du détartrant dans la cuvette des W.-C. Avant de repartir, quelques mots écrits au feutre sur une page orange d'un de mes carnets:
Pense au disque que je t'ai demandé pour «Hélène», dédicacé si tu veux bien. Gâteau et mandarines à manger sur la table. p. le petit déjeuner. bibises.
C'était un jour de 73.
 
Il y avait ce type de la manufacture qui s'appelait Japhie et qui prenait des cafés-rhums tous les matins à 7 heures et demie au café-tabac le Pacific. Un trench-coat ou des fois, un complet en flanelle bleue, sans doute pour marquer les jours de rencontre avec un patron ou un inspecteur en visite dans les ateliers.
Marco, un autre type qui travaillait à l'agence de la rue des Petits-Pavés, prenait, lui, des grands crèmes avec beaucoup de mousse et tapait régulièrement, dans la corbeille chromée, quatre croissants qu'il avalait en regardant les bouteilles du comptoir.
Ce n'était pas un hasard si Japhie et Marco se rencontraient tous les matins au Pacific. Mic, une jeune femme qui sentait parfois un parfum de violette, avait été le trait d'union entre ces deux électrons de ville qui déjà s'étaient frôlés sur des trottoirs mais n'avaient vraiment jamais discuté du monde, accoudés sur un comptoir de cuivre.
Mic avait habité huit mois dans un garni avec Japhie, au-dessus du cinéma Rex. Tous les soirs, la cour intérieure leur avait amplifié des musiques de drames, de poursuites, de comédies. Ils s'étaient aimés pendant qu'Humphrey Bogart embrassait Laureen Bacall. Ils avaient sursauté aux rafales de la prohibition.
Mic avait quitté Japhie à cause des boutons de manchettes en nacre qu'elle lui avait achetés pour sa fête et qu'il avait aussitôt balancés dans la rue pour lui faire de la peine. Cette nuit-là elle avait couché à l'hôtel des Deux-Hémisphères, dans une chambre au papier vert, et s'était réveillée plusieurs fois pour penser à Japhie qu'elle imaginait allongé, en train d'allumer gitane sur gitane.
Le lendemain, elle avait été prendre son déjeuner au Pacific comme les autres matins. Japhie ne vint pas et c'est là qu'elle rencontra Marco. Il était venu s'asseoir près d'elle après avoir mis dans le juke-boxe Immigration man, une chanson qu'elle adorait justement à cette époque.
En la voyant accompagner le rythme avec sa petite cuiller, il lui dit :
— Vous aimez la musique?
Mic répondit que oui, et qu'en plus elle aimait danser. Marco demanda si elle fréquentait le Caméo-Palladium. Elle bluffa en affirmant qu'elle y allait pratiquement tous les samedis soir avec son fiancé. Là, Marco marqua un temps d'arrêt, puis aussitôt se souvint que toutes les filles parlaient d'un fiancé, mais que ça n'avait aucune importance. Il dit:
— Je peux m'asseoir?
Il désigna la place en face de Mic et comme elle sourit, il s'installa en prenant bien garde que tous ses gestes paraissent naturels.
Pendant qu'ils étaient en conversation et que Mic parfois éclatait de rire, Japhie entra. Il alla directement vers le comptoir. Le garçon aussitôt lui adressa un signe de menton pour désigner Mic et Marco, puis descendit la bouteille de rhum. Japhie sans bouger la tête, tourna les yeux, puis fixa à nouveau le garçon et lui dit :
— Toi, tu t'occupes de tes bouteilles, le reste c'est mon affaire!
Puis après avoir versé son rhum dans son café express, il but la tasse d'un trait, en fermant les yeux et sortit.
Vers 8 heures du soir, Mic frappa à la porte du garni et Japhie ouvrit. Sans rien dire, elle alla droit à l'armoire, puis vers la salle d'eau. Elle bourra ses affaires dans le sac en plastique qu'elle avait roulé sous son bras. Japhie lui demanda si le type de ce matin l'attendait. Elle répondit que oui. Avant de quitter définitivement la chambre, Mic eut un serrement dans tout le corps. Elle avala sa salive et Japhie lui dit, comme pour introduire un dérivé à la fois brusque et amical :
— Demain matin au Pacific!
En fait, cette nuit-là, Mic ne coucha pas chez Marco.
Après le restaurant, ils marchèrent jusqu'à la place d'Armes puis entrèrent prendre quelque chose de chaud au Commerce. Marco lui tenait la main pendant qu'elle regardait la décoration 1900 du café. Un va-et-vient douillet les enrobait, et c'était déjà comme un refuge où ils pouvaient se laisser aller aux regards, aux effleurements.