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L’Espagnol mourut dans d’atroces souffrances. Cela ne faisait pas l’ombre d’un doute, au vu de la contraction de ses membres, de son visage autrefois beau, et de l’écume noire qui avait séché sur ses lèvres. Une mort horrible, pour sûr, que seule la plus crainte des armes pouvait donner.

— Du poison.

Ayant prononcé son verdict, le cardinal Rodrigo Borgia, prince de notre Mère la sainte Église, jeta un regard sombre et lourd de soupçons aux membres de sa maison rassemblés autour de lui.

— Il a été empoisonné.

Un frisson parcourut gardes, serviteurs et domestiques comme si une rafale de vent s’était engouffrée dans la somptueuse salle de réception, alors même qu’en cet été romain caniculaire de l’an 1492 après J.-C., seule une brise embaumant le jasmin et le tamarin des jardins parvenait à la rafraîchir.

— Dans ma maison, cet homme que j’ai fait venir à mon service a été empoisonné dans ma maison !

La voix tonitruante qui s’abattit sur eux fit s’envoler les pigeons nichés sous l’avant-toit du palazzo. Quand il se mettait en colère Il Cardinale était impressionnant à voir, une vraie force de la nature.

— Je trouverai qui a fait ça. Et celui qui a osé en paiera le prix ! Capitaine, je vous…

Sur le point de donner des ordres à son chef des condottieri, Borgia marqua un temps d’arrêt. Je venais de m’avancer, jouant des coudes entre un prêtre de la maison et un secrétaire pour me placer devant l’assemblée qui l’observait, aussi fascinée que terrorisée. Le mouvement le déconcentra. Il me fixa d’un air renfrogné.

J’inclinai légèrement la tête vers le corps à terre.

— Dehors !

Tous décampèrent alors, des vétérans les plus âgés aux plus jeunes des domestiques, se faisant tomber les uns les autres dans leur hâte à quitter les lieux, à fuir sa colère terrifiante, capable de vous glacer le sang, pour pouvoir évoquer librement (et discrètement) ce qui s’était passé, ce que cela signifiait et surtout, qui avait bien pu oser le faire.

Je me retrouvai ainsi seule avec lui.

— La fille de Giordano ? articula Borgia dans le vaste espace. La salle de réception était ornée des plus somptueux tapis mauresques, aménagée avec un mobilier fabriqué dans les essences les plus rares et garni des tissus les plus précieux, parée de la plus fine vaisselle d’or et d’argent – et tout cela dans le but de proclamer le pouvoir et la gloire de l’homme dont j’avais osé défier la volonté.

Une goutte de sueur me descendit le long des omoplates. Craignant de vivre mes dernières heures sur terre, j’avais mis ma plus belle tenue de jour. Ma robe de dessous, en velours marron foncé, plissée au niveau du corsage et dont le bas traînait légèrement derrière moi, me pesait lourdement sur les épaules. Bien que resserrée sous la poitrine, ma robe du dessus jaune pâle restait lâche, signe du poids que j’avais perdu depuis la mort de mon père.

Le Cardinal était au contraire l’incarnation même du confort dans la grande chemise et la culotte bouffante qu’il aimait enfiler à la maison pour se détendre, ainsi qu’il était en train de le faire quand on était venu lui annoncer la mort de l’Espagnol.

J’acquiesçai d’un signe de tête.

— Francesca Giordano, Éminence, à votre service.

Le Cardinal arpenta la pièce dans un sens puis dans l’autre, tel un animal agité, dévoré de pouvoir, d’ambition, d’appétits. Il me scrutait, et je savais qu’il voyait en moi une jeune femme n’ayant pas vingt ans, mince, quelconque si ce n’étaient d’immenses yeux marron, des cheveux auburn et une peau qui, la peur aidant, était plus pâle encore que d’habitude.

Il désigna de la main l’Espagnol, qui commençait déjà à empester dans cette chaleur.

— Que sais-tu à propos de ceci ?

— Je l’ai tué.

Le son de ma voix se réverbérant contre les murs couverts de tapisseries était étrangement discordant. Le Cardinal s’approcha, arborant une expression de choc et d’incrédulité mêlés.

— Tu l’as tué, toi ?

J’avais préparé un discours qui, je l’espérais, expliquerait mes actes tout en cachant mon réel dessein. Les mots sortirent dans un tel flot de ma bouche que je craignis de tout mélanger.

— Je suis la fille de mon père. J’ai appris à ses côtés et pourtant, lorsqu’on l’a tué, vous n’avez pas envisagé un seul instant que je puisse prendre sa place. Eussé-je été un garçon, vous l’auriez fait, mais au lieu de cela, vous avez engagé cet… autre. (Je repris mon souffle et pointai le mort du doigt.) Vous l’avez engagé pour vous protéger, vous et votre famille. Pourtant il a échoué à se protéger lui-même… De moi en tout cas.

J’aurais pu en dire davantage. Que Borgia n’avait rien fait pour venger le meurtre de mon père. Qu’il l’avait laissé se faire rouer de coups dans la rue comme un chien, qu’il l’avait abandonné dans la crasse, le crâne fracassé, et n’avait pas levé le petit doigt pour réclamer vengeance. Qu’un tel manquement de sa part était sans précédent… et impardonnable.

Il m’avait laissé le soin, à moi la fille de l’empoisonneur, de faire justice. Mais pour y parvenir il me fallait du pouvoir, et ma monnaie d’échange se résumait à un cadavre d’Espagnol.

Le front immense du Cardinal se plissa, et ses yeux devinrent de simples fentes. Il paraissait plutôt calme, pourtant, ne montrant aucun signe de la colère qui l’animait quelques minutes auparavant.

Une lueur d’espoir s’éveilla alors en moi. Dix années passées à vivre sous son toit, à l’observer, à entendre mon père parler de lui. Dix années qui m’avaient convaincue d’avoir véritablement affaire à un homme d’intelligence, de raison et de logique, un homme qui ne se laisserait jamais dominer par ses émotions. Tout cela pour en arriver à cet instant précis.

— Comment t’y es-tu pris ?

Il me testait ; c’était bon signe. Je pris une profonde inspiration avant de répondre, plus calmement.

— Je savais qu’il aurait chaud et soif à son arrivée, mais aussi que la prudence lui dicterait d’examiner ce qu’on lui donnait à boire. La cruche que j’ai laissée pour lui contenait seulement de l’eau glacée, suffisamment pure pour passer toute inspection. Le poison était à l’extérieur, enduit sur le verre. Comme il transpirait, les pores de sa peau étaient grand ouverts. Il suffisait qu’il touche la cruche, et à partir de là tout irait très vite.

— Ton père ne m’a jamais fait état d’un tel poison, que l’on puisse utiliser de cette façon.

Je ne voyais aucune raison de dire à Il Cardinale que c’était moi, et non mon père, qui avais trouvé ce poison-là. De toute façon, il ne m’aurait probablement pas crue. Pas en ce temps-là.

— Un artisan ne révèle jamais tous ses secrets, répliquai-je.

Il ne répondit pas tout de suite mais s’approcha encore de moi, suffisamment pour que je sente la chaleur irradiant de lui et voie ses épaules m’évoquant celles d’un taureau bloquer la lumière. Le reflet de l’or sur la croix qui pendait de son torse puissant capta mon regard, et je ne pus l’en détacher.

Cristo en extremis.

Sauvez-moi.

— Bon Dieu, jeune fille, dit le Cardinal, tu m’as surpris.

Un aveu capital de la part d’un homme qui, disait-on, savait avant tout le monde quelle hirondelle irait se poser en premier sur quel arbre de Rome, et si la branche supporterait son poids.

Sentant ma gorge se serrer je pris une inspiration, détournai les yeux de la croix, de lui, et me forçai à les fixer à travers la fenêtre ouverte sur le grand fleuve et la vaste contrée au-delà.

Respire.

— Je vous servirai, signore. (Je tournai la tête, juste assez pour croiser son regard et le soutenir.) Mais pour cela vous devez me laisser vivre.