I

Une enfance niçoise

Les photos conservées de mon enfance le prouvent : nous formions une famille heureuse. Nous voici, les quatre frère et sœurs, serrés autour de Maman ; quelle tendresse entre nous ! Sur d’autres photos, nous jouons sur la plage de Nice, nous fixons l’objectif dans le jardin de notre maison de vacances à La Ciotat, nous rions aux éclats, mes sœurs et moi, lors d’un camp d’éclaireuses... On devine que les fées s’étaient penchées sur nos berceaux. Elles avaient noms harmonie et complicité. Nous avons donc reçu les meilleures armes pour affronter la vie. Au-delà des différences qui nous opposaient et des difficultés qu’il nous fallut affronter, nos parents nous offrirent en effet la chaleur d’un foyer uni et, ce qui comptait plus que tout à leurs yeux, une éducation à la fois intelligente et rigoureuse.

Plus tard, mais très vite, le destin s’est ingénié à brouiller des pistes qui semblaient si bien tracées, au point de ne rien laisser de cette joie de vivre. Chez nous comme dans tant de familles juives françaises, la mort a frappé tôt et fort. Traçant aujourd’hui ces lignes, je ne peux m’empêcher de penser avec tristesse que mon père et ma mère n’auront jamais connu la maturité de leurs enfants, la naissance de leurs petits-enfants, la douceur d’un cercle familial élargi. Face à ce que furent nos vies, ils n’auront pu mesurer la valeur de l’héritage qu’ils nous ont transmis, un héritage pourtant rare, exceptionnel.

 

Les années 1920 furent pour eux celles du bonheur. Ils s’étaient mariés en 1922. Mon père, André Jacob, avait alors trente-deux ans et Maman, Yvonne Steinmetz, onze de moins. À l’époque, l’éclat du jeune couple ne passe pas inaperçu. André porte l’élégance sobre et discrète à laquelle il tient, tout comme il est attaché à la créativité de son métier d’architecte, durement secoué par quatre années de captivité, peu de temps après son grand prix de Rome. D’Yvonne irradie une beauté rayonnante qui évoque pour beaucoup celle de la star de l’époque, Greta Garbo. Un an plus tard naît une première fille, Madeleine, surnommée Milou. Une nouvelle année s’écoule et Denise voit le jour, puis Jean en 1925, et moi en 1927. En moins de cinq ans, la famille Jacob s’est donc élargie de deux à six membres. Mon père est satisfait. La France a besoin de familles nombreuses, juge-t-il. Quant à Maman, elle est heureuse. Ses enfants remplissent sa vie.

Mes parents étaient tous deux nés à Paris, précisément avenue Trudaine, à deux pas l’un de l’autre, dans ce coin tranquille du neuvième arrondissement où, au début du siècle, vivaient beaucoup de familles juives qui devaient plus tard émigrer vers d’autres quartiers. Bien que cousins éloignés, ils ne se connaissaient pas. Du côté de mon père, l’arbre généalogique fait état d’une installation en France qui remonte au moins à la première moitié du XVIIIsiècle. Mes ancêtres étaient à l’époque fixés en Lorraine, à proximité de Metz, dans un village où j’ai traîné ma famille il y a quelques années. Le dernier Juif du village, un allègre centenaire, veillait à l’entretien des tombes. Il nous a montré celles de nos aïeux. L’une d’entre elles datait des années 1750. On imagine l’émotion qui nous a étreints face à ces lointaines traces de notre présence dans ce village.

Avant même la guerre de 1870, mes ancêtres paternels avaient gagné Paris, où ils s’installèrent comme artisans. Ils fabriquaient des petites boîtes en argent promises à un certain succès, puisque leur vente s’étendit jusqu’en Europe centrale. Par la suite, leur commerce périclita et la famille dut adopter un train de vie plus austère. Mon grand-père occupait un poste de comptable à la Compagnie parisienne du gaz. Il sut pourtant garantir à ses enfants de solides études, puisque mon père suivit les cours des Beaux-Arts et remporta le second grand prix de Rome avant de se lancer dans l’architecture. Son frère, quant à lui, était ingénieur de l’École centrale.

Comme tous les membres de ces familles juives assimilées, celle de mon père était profondément patriote et laïque. Ses aïeux étaient fiers de leur pays qui, dès 1791, avait accordé la pleine citoyenneté aux Juifs. C’est à peine si la poussée d’antisémitisme qui secoua le pays lors de l’affaire Dreyfus ébranla ces belles certitudes. Très vite, tout était rentré dans l’ordre lorsque la république reconnut l’innocence du capitaine. « Les descendants de 1789 ne pouvaient pas se tromper », aurait alors affirmé mon grand-père, tout en débouchant une bouteille de champagne pour fêter l’événement. Aussi, quand survint la déclaration de guerre de 1914, alors même qu’il venait d’achever son service militaire et ne rêvait que de se lancer dans la vie professionnelle, mon père partit au front, comme tous les Français de son âge. Mobilisé à Maubeuge dans le service des aérostats d’observation des lignes ennemies, il fut fait prisonnier, dès octobre 1914, et demeura en captivité pendant toute la guerre dans des conditions de plus en plus difficiles après plusieurs tentatives d’évasion.