1
— Continuez.
L'invite se voulait la plus neutre et la plus discrète possible.
Mais elle ne fut pas immédiatement suivie d'effet.
— Si vous saviez..., reprit Lisa au bout d'un moment. Je voudrais tant que vous me touchiez... que vos mains me parcourent le corps.
Décidément, Lisa était sans surprise.
Quelques banalités destinées à l'échauffement, du genre : « La concierge fouille encore dans ma boîte aux lettres... Le chef de service est infernal avec moi... Le contractuel n'a rien voulu savoir... », et puis on passait aux choses sérieuses. Lisa se tournait légèrement sur le côté. Sa respiration devenait haletante, elle se mettait à gémir doucement, et je pouvais, presque géographiquement, observer la montée de la pulsion.
Ensuite, l'appel à la luxure, généralement suivi d'un long silence.
— Avec vos cheveux blonds, vos yeux bleus et votre fossette au menton, dit-elle, vous devez avoir un succès fou. Vous me faites penser à...
A Kirk Douglas peut-être ? D'un geste rapide, je ramenai une mèche de cheveux qui m'était tombée devant les yeux. Lisa ne termina pas sa phrase, elle s'enferma dans une sorte de mutisme obstiné, presque malveillant.
— A qui ?
Cette question la mit hors d'elle.
— Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? De toute façon, vous ne me toucherez pas, espèce de sale impuissant ! Il y a des hommes qui paieraient pour me mettre la main aux fesses...
Elle s'interrompit et rectifia aussitôt :
— Pas tous... Il y en a certains, il faudrait les payer pour cela... Et encore, rien n'est moins sûr.
Un long gémissement nous conduisit alors à Henri et à cette interminable histoire de mariage.
— La suite, vous la connaissez... Pourquoi ai-je laissé Henri publier les bans de notre mariage ? Allez donc savoir ! Il est vrai que je peux encore dire non lorsque nous serons à la mairie. Dire qu'il voulait aussi se marier à l'église ! Mais j'ai réussi à l'en dissuader. L'essentiel pour lui, c'est de m'épouser. Je n'aime pas vraiment Henri. Il est âgé, il est mou. J'ai essayé de coucher avec lui, il n'est pas fichu de faire l'amour. Il n'aime pas ça. L'idée d'être dans un lit avec une femme le dégoûte... ou le terrorise... C'est pareil.
— Pourquoi l'épouser alors ?
Sur le divan, je la vis secouer la tête en signe de dénégation. D'elle je ne voyais que la torsade blonde que formait son chignon et les épaules grises de son tailleur prince-de-galles. Une sorte de vue aérienne à l'horizontale. Nous formions un couple curieusement assorti du point de vue des couleurs : tous deux blonds, vêtus de prince-de-galles gris, elle, étendue sur un divan de cuir noir, et moi, assis sur un fauteuil de même facture.
De temps à autre, je jetais un coup d'œil dans sa direction. Le plus souvent elle était immobile. Lorsqu'elle évoquait un souvenir ou une idée pénible, il lui arrivait d'agiter la tête ou les bras, parfois de changer de position et de se tourner sur le côté, de préférence vers le mur. Mais cela ne durait pas, très vite elle retrouvait son attitude et son immobilité initiales. On aurait dit alors une petite fille bien élevée, dressée à ne pas mettre les coudes sur la table. Même en analyse, elle se tenait convenablement. C'était surtout par le langage qu'elle maltraitait sa bonne éducation. Elle était capable de jurer aussi bien qu'un charretier ou d'employer un vocabulaire digne d'une frappe de Barbès. Manifestement, elle aimait cette vulgarité. Dans ces moments, je la trouvais extrêmement séduisante et ses provocations ne me laissaient pas toujours de marbre.
Mais j'étais son thérapeute et la distance qui séparait le fauteuil du divan était infranchissable.
Je répétai ma question :
— Pourquoi voulez-vous l'épouser ?
Son regard se posa sur le tableau de Daurat, Le 24e Jour, accroché sur le mur opposé au divan. Il représentait un tunnel en béton, qui, d'un rapide mouvement circulaire, se précipitait vers la droite. La masse imposante du béton, l'architecture gothique du tunnel, étonnamment aérienne et légère, l'admirable lumière provenant des ouvertures en ogive sur la gauche, l'impression de paix et de solitude qui se dégageait de l'ensemble, tout cela évoquait l'atmosphère de recueillement et de mystère d'une cathédrale. Ce tableau m'avait coûté une fortune, et je n'avais pas encore fini de le payer, mais nulle part il n'était mieux que dans mon cabinet d'analyste, placé au-dessus de la petite table en chêne qui me servait de bureau.