CHAPITRE I
LE POLITIQUE ET SON DOUBLE
« Tous les politiques ont lu l'histoire; mais on dirait qu'ils ne l'ont lue que pour y puiser l'art de reconstituer les catastrophes. »
Paul Valéry,
Mon Faust
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La force « imaginale » du politique
Ce sont les « choses » éternelles, l'amour, la mort, la société, qui subissent les modifications les plus importantes. La politique est du nombre, qui tout à la fois perdure d'âge en âge, et n'en est pas moins toujours et à nouveau différente. De même, comme pour ces « choses » éternelles, il n'est pas certain que l'on puisse en faire une analyse bien originale. En la matière la sagesse désabusée de l'Ecclésiaste reste d'actualité : quid novi sub sole ? La réponse est « rien » bien sûr. Tout au plus peut-on rappeler quelques banalités de base, qui soient un point d'appui solide pour nous aider à penser l'aspect que peut prendre la politique de nos jours. Il ne s'agit pas d'être utile. C'est une préoccupation qui ne sied pas au savant. Mais devant tant d'incompréhension, de mésinterprétations, de palinodies de tous ordres, il est bon de dire, à ceux qui peuvent comprendre, quel est le drame de cette « forme » qu'est le politique. Ne serait-ce que pour en montrer ses évolutions.
Car c'est bien d'une forme qu'il s'agit. Dans ce qu'elle a d'englobant, de nécessaire aussi. C'est-à-dire, au plus près de ce que nous a enseigné Simmel, une configuration qui préexiste aux existences individuelles. Ou, pour être plus précis, leur sert de condition de possibilité. Tout comme la mort est nécessaire à la vie, en tout cas lui donne sens, et la spécifie pour ce qu'elle est, ainsi le politique est une instance qui, en son acception la plus forte, détermine la vie sociale. C'est à dire à la fois la limite, la contraint et lui permet d'exister4.
C'est peut-être cela qui permet de comprendre la surprenante longévité de ce que La Boétie appela justement la servitude volontaire. Et il est vrai que ne manque pas d'être étonnante cette curieuse pulsion qui pousse à se soumettre, « se rendre » à l'Autre. Accepter des chefs, et au besoin les chercher. En effet, multiples sont les expressions de la soumission, lancinants et fascinants ses retours cycliques. On peut dire à cet égard qu'il y a un effet de structure, ou une loi naturelle et inexorable qui incite à courber l'échine, et à accepter que quelqu'un ou quelques-uns disent la loi : le bien, le vrai, le désirable, et leurs contraires bien entendu.
C'est cela l'alpha et l'oméga du politique. A tout le moins c'est cela qui le constitue lorsqu'il règne sans partage (car, comme je le montrerai il n'en est pas toujours ainsi). Mais pour l'immédiat reconnaissons que la contrainte est bien sa marque essentielle. Contrainte qui n'est d'ailleurs pas toujours physique. On peut même dire qu'elle est bien plus souvent morale ou symbolique. Durkheim voit un problème sociologique essentiel dans la recherche, « à travers les diverses formes de contrainte extérieure, des différentes sorte d'autorité morale qui y correspondent ». Problème essentiel, car pour lui la « pression sociale » est un des caractères majeurs des phénomènes sociologiques5.
Il y a donc une force, par bien des aspects immatérielle, je dirai pour ma part imaginale, qui fonde le politique, lui sert d'assurance, et de légitimation tout au long des histoires humaines. A la suite de M. Weber il y eut de nombreuses analyses sur le thème de la « domination légitime », que celle-ci soit charismatique, traditionnelle ou rationnelle. Il s'agit là d'une bonne typologie, que l'on pourrait d'ailleurs compléter, et qui a l'avantage de bien mettre l'accent sur la dimension mentale du politique.
Il est important d'insister là-dessus, car c'est une dimension qui est, en général, assez peu prise en compte par les hommes politiques et les politistes, mais dont on va mesurer de plus en plus l'impact. J'ajouterai que c'est une dimension qui, tel un fil rouge, parcourt les différentes phases de l'humanité, et dont il est aisé de dresser la généalogie. Ainsi, au sein d'une même collectivité, ce que l'on appelle le point de vue intra-spécifique, on peut dire que c'est l'acceptation générale d'un certain statu quo qui fonde les diverses stratifications sociales. Que ces stratifications soient les « états » médiévaux, la tri ou quadripartition que les historiens ou anthropologues ont maintes fois relevées, les classes ou les castes, il y a à l'origine une idée fondatrice. Celle-ci peut être mythe, histoire rationnelle, fait légendaire, peu importe en la matière, elle sert de ciment social. C'est une telle idée qui sert de substrat à la domination légitime de l'État.