Idée sur les romans
On appelle roman, l’ouvrage fabuleux composé d’après les plus singulières aventures de la vie des hommes.
Mais pourquoi ce genre d’ouvrage porte-t-il le nom de roman ?
Chez quel peuple devons-nous en chercher la source, quels sont les plus célèbres?
Et quelles sont, enfin, les règles qu’il faut suivre pour arriver à la perfection de l’art de l’écrire?
Voilà les trois questions que nous nous proposons de traiter; commençons par l’étymologie du mot.
Rien ne nous apprenant le nom de cette composition chez les peuples de l’Antiquité, nous ne devons, ce me semble, nous attacher qu’à découvrir par quel motif elle porta chez nous celui que nous lui donnons encore.
La langue romane était, comme on le sait, un mélange de l’idiome celtique et latin, en usage sous les deux premières races de nos rois; il est assez raisonnable de croire que les ouvrages du genre dont nous parlons, composés dans cette langue, durent en porter le nom, et l’on dut dire une romane, pour exprimer l’ouvrage où il s’agissait d’aventures amoureuses, comme on a dit une romance, pour parler des complaintes du même genre. En vain chercherait-on une étymologie différente à ce mot; le bon sens n’en offrant aucune autre, il paraît simple d’adopter celle-là.
Passons donc à la deuxième question.
Chez quel peuple devons-nous trouver la source de ces sortes d’ouvrages, et quels sont les plus célèbres?
L'opinion commune croit la découvrir chez les Grecs; elle passa de là chez les Maures, d’où les Espagnols la prirent pour la transmettre ensuite à nos troubadours, de qui nos romanciers de chevalerie la reçurent.
Quoique je respecte cette filiation, et que je m’y soumette quelquefois, je suis loin cependant de l’adopter rigoureusement : n’est-elle pas, en effet, bien difficile dans les siècles où les voyages étaient si peu connus et les communications si interrompues ? Il est des modes, des usages, des goûts qui ne se transmettent point; inhérents à tous les hommes, ils naissent naturellement avec eux; partout où ils existent, se retrouvent des traces inévitables de ces goûts, de ces usages et de ces modes.
N’en doutons point : ce fut dans les contrées qui, les premières, reconnurent des dieux, que les romans prirent leur source, et par conséquent en Égypte, berceau certain de tous les cultes; à peine les hommes eurent-ils soupçonné des êtres immortels, qu’ils les firent agir et parler; dès lors, voilà des métamorphoses, des fables, des paraboles, des romans ; en un mot, voilà des ouvrages de fiction, dès que la fiction s’empare de l’esprit des hommes. Voilà des livres fabuleux, dès qu’il est question de chimères : quand les peuples, d’abord guidés par des prêtres, après s’être égorgés pour leurs fantastiques divinités, s’arment enfin pour leur roi ou pour leur patrie, l’hommage offert à l’héroïsme balance celui de la superstition : non seulement on met très sagement, alors, les héros à la place des dieux, mais on chante les enfants de Mars comme on avait célébré ceux du ciel; on ajoute aux grandes actions de leur vie; ou, las de s’entretenir d’eux, on crée des personnages qui leur ressemblent… qui les surpassent : et bientôt de nouveaux romans paraissent, plus vraisemblables sans doute, et bien plus faits pour l’homme que ceux qui n’ont célébré que des fantômes. Hercule a, grand capitaine, dut vaillamment combattre ses ennemis ; voilà le héros et l’histoire ; Hercule détruisant des monstres, pourfendant des géants : voilà le dieu… la fable et l’origine de la superstition ; mais de la superstition raisonnable, puisque celle-ci n’a pour base que la récompense de l’héroïsme, la reconnaissance due aux libérateurs d’une nation, au lieu que celle qui forge des êtres incréés, et jamais aperçus, n’a que la crainte, l’espérance, et le dérèglement d’esprit pour motif. Chaque peuple eut donc ses dieux, ses demi-dieux, ses héros, ses véritables histoires et ses fables; quelque chose, comme on vient de le voir, put être vrai dans ce qui concernait les héros ; tout fut controuvé, tout fut fabuleux dans le reste, tout fut ouvrage d’invention, tout fut roman, parce que les dieux ne parlèrent que par l’organe des hommes, qui, plus ou moins intéressés à ce ridicule artifice, ne manquèrent pas de composer le langage des fantômes de leur esprit, de tout ce qu’ils imaginèrent de plus fait pour séduire ou pour effrayer, et par conséquent de plus fabuleux : « C'est une opinion reçue, dit le savant Huet, que le nom de roman se donnait autrefois aux histoires, et qu’il s’appliqua, depuis, aux fictions, ce qui est un témoignage invincible que les uns sont venus des autres.»