CINQ BALLES A AILETTES
Le 6 novembre 1970, une femme de vingt-sept ans pénètre dans une armurerie. Elle n'a ni la passion des armes ni celle de la chasse, mais, née à Saïgon, toute son enfance, pendant la guerre d'Indochine elle a vu et entendu parler des armes à feu par son père et ses frères, et sait exactement ce qu'elle veut.
C'est une jolie femme aux longs cheveux noirs, au visage ovale, où transparaîtrait un rien de vulgarité si l'épaisseur des traits réguliers n'était corrigée par l'éclat et l'intelligence du regard. Le nez est assez fort, la bouche un peu trop épaisse, le menton n peu trop solide, mais les yeux noirs sont terriblement vifs sous un front particulièrement haut.
L'armurier regarde avec étonnement cette jeune femme vêtue modestement d'un ample manteau brun, de laine épaisse, pénétrer dans son magasin. Dans cette petite ville des environs de Paris, il est bien rare de voir une femme acheter une arme. Sans doute veut-elle un pistolet d'alarme ?
Non, elle veut un fusil de chasse, un fusil puissant à deux coups, une arme d'occasion, bien sûr. Quant aux munitions, cinq balles lui suffiront, de ces balles à ailettes utilisées pour la chasse au sanglier.
Quelques instants plus tard, la jeune Marie-Claude pénètre dans une quincaillerie où elle achète une scie à métaux et dix lames. Dix lames, car elle sait que les lames à métaux cassent facilement.
Donc, Marie-Claude rentre chez elle avec, à la main, son fusil à deux coups dans un papier d'emballage, ses cinq balles à ailettes et sa scie à métaux. La voisine, qui gardait les trois enfants de Marie-Claude, ramasse très vite son journal et son tricot et s'en va. Il faut comprendre la voisine, elle a entendu dix fois Marie-Claude lui raconter son histoire, et une fois de plus serait de trop. Car l'histoire de Marie-Claude n'est pas drôle, elle est même tragique. Mais comme la voisine n'y peut rien, elle préfère rentrer très vite chez elle pour regarder « Le mot le plus long » à la télévision.
Marie-Claude fait manger ses enfants qui ont respectivement quatre ans pour la fille, et six et dix-neuf mois pour les deux garçons. Puis, elle les couche et leur raconte une petite histoire :
- Il était une fois un petit garçon, si petit qu'on l'appelait le Petit Poucet, parce qu'il n'était pas plus haut que mon pouce...
Mais le pouce qu'elle montre à ses enfants tremble un peu, la voix est rauque et les yeux embués de larmes.
Lorsque les enfants sont endormis, Marie-Claude déchire le papier d'emballage d'où émerge le lourd fusil luisant de graisse, puis elle fixe l'une des dix lames à la scie à métaux.
Certes, l'histoire de Marie-Claude n'est pas unique. Certes, Marie-Claude n'est pas innocente et elle a eu des torts. Toute sa vie est une série de passions : elle est passionnée de théâtre, passionnée de musique, avec une sensibilité et une émotivité sans doute exagérées. Lorsque sa famille est venue s'établir en France, elle a choisi d'y être éducatrice spécialisée auprès des enfants débiles mentaux.
Elle a épousé un premier garçon, un étudiant dont elle a eu deux enfants, avant de divorcer pour la raison « qu'il n'assumait pas ses responsabilités ». C'est peut-être vrai, mais Marie-Claude était peut-être une responsabilité trop lourde pour les frêles épaules d'un étudiant. Et puis, peut-être aurait-elle pu réfléchir avant de l'épouser.
Hélas, parce qu'on ne change pas, parce qu'on ne peut pas changer, parce que l'on reste toute la vie ce que l'on est, même si ce que l'on est vous déplaît, elle a recommencé la même sottise en épousant deux ans plus tard un Vietnamien qu'elle connaissait depuis toujours, un garçon intelligent et charmant, mais réputé pour sa violence et qui sortait de prison avec, pour toute spécialité dans la vie, l'habitude de frapper ses adversaires à coups de poing.
Dans la maison de Marie-Claude, on n'entend que trois bruits : la télévision de la voisine, les ronflements du voisin qui s'est endormi dans son fauteuil et la scie à métaux. Marie-Claude a serré la crosse du fusil entre ses cuisses, appuyé le canon sur le rebord d'une table et saisi l'outil d'une main ferme. Lentement, la lame mord dans l'acier bleu. Marie-Claude, en sueur, retire le pull dont le col roulé a été rendu lâche par trop de lavages, et reste en soutien-gorge pour continuer sa sinistre besogne.
Son second mariage n'a rien changé. A nouveau, la naissance d'un enfant et l'angoisse du temps qui passe trop vite. Des horaires « impossibles ». Le travail absorbant qui se prolonge à la maison. Des réunions tardives pour parler théâtre, danse, expression corporelle, politique. Trois jeunes enfants dont il faut s'occuper tant bien que mal, à tour de rôle. Plus d'échanges, plus d'intimité.