INTRODUCTION
L'Amérique, pays de la liberté, a été depuis le début le rêve de l'Europe: une société fondée à neuf, cimentée non par des traditions mais par des principes, accueillante et généreuse, ouverte aux expériences les plus audacieuses.
De même qu'on disait autrefois: « Tout homme a deux patries, la sienne et puis la France », j'ai eu pour patries la France et cette Amérique-là. Je ne suis pas le seul: combien de Français, combien d'Européens, y compris de ceux qui sacrifient à la mode facile d'un anti-américanisme passablement hypocrite, devraient en dire autant!
J'ai bien connu l'Amérique heureuse, celle de la confiance et du progrès. J'y ai vécu pour la première fois, pendant quinze mois, en 1947-48. Étudiant, j'avais reçu une bourse pour étudier les syndicats américains. Je fus conquis par la croyance, alors générale, en un progrès social illimité, sans révolution ni violence, par la seule force du dialogue sincère. Et par le généreux élan universaliste qui — on l'a trop oublié depuis — permit le plan Marshall et la reconstruction de l'Europe. J'y suis retourné en 1956, puis en 1959-60, puis tous les ans, pour des périodes parfois longues, découvrant tour à tour d'autres secteurs de la société américaine, où régnaient le même enthousiasme, la même générosité, le même illusoire idéal de perfection. Ce fut d'abord l'Amérique universitaire et intellectuelle, celle des think tanks et des grandes universités où l'on célébrait ce culte des temps modernes le culte de la Vérité — inventé par l'Europe et oublié par elle. Puis, sans l'avoir voulu, j'abordai au début des années soixante l'Amérique de la décision, imbue d'un rêve plus dangereux encore, celui d'une rationalité face à laquelle s'évanouissaient intérêts et passions. Cette Amérique que nous vanta Jean-Jacques Servan-Schreiber dans son Défi américain, elle était déjà mortellement atteinte. Mais on ne le savait pas encore, moi pas plus qu'un autre.
Pendant dix ans, je n'eus plus l'occasion d'enseigner là-bas. Quand je revins, le printemps dernier, pour un semestre de cours à Harvard, je subis un terrible choc. Tout était semblable et pourtant différent: tout, en fait, avait changé de signification. Le rêve s'était dissipé, il n'en restait que des mots, une rhétorique vide. L'université et la jeunesse étaient démoralisées, les syndicats ouvriers s'étaient enfermés dans la routine de négociations d'ailleurs de plus en plus infructueuses, le monde de la décision avait perdu toute prise sur le réel, l'économie partait à la dérive, les grandes corporations étaient empêtrées dans la pure gestion, la surinformation informatique noyait l'information, les statistiques — même celle du Census, le sacro-saint Bureau de recensement, orgueil de l'administration fédérale — n'étaient plus fiables. Le pays tout entier se trouvait déboussolé.
Certes, je connaissais les problèmes, j'avais vécu les années du Vietnam, le temps des émeutes et de l'agitation, la folie de Watergate. Mais je continuais moi aussi à penser les Etats-Unis comme un pays inépuisable, qui trouverait toujours des ressources nouvelles. D'un seul coup, je compris qu'on avait touché les limites. L'Amérique est désormais un vieux pays semblable aux autres, qui cherche sa voie. Un profond changement s'y est accompli, en une génération à peine Tandis que l'Europe et le Japon se développaient, les États-Unis stagnaient et leur poids dans les affaires du monde, malgré les apparences, déclinait. Les chiffres, bien sûr, valent ce qu'ils valent, mais les ordres de grandeur sont éloquents. En 1950, le niveau de vie de l'Américain moyen était plus de deux fois et demie celui du Français et de l'Allemand. Actuellement en 1980, il n'y a presque plus de différence. Dans les dix dernières années, le niveau de vie de l'ouvrier moyen a diminué de 9 % aux États-Unis, cependant qu'il augmentait de 25 % en France.
Sur le plan économique le Marché commun l'emporte désormais sur les États-Unis. L'Amérique, si riche en matières premières, a beaucoup plus souffert de la crise pétrolière non seulement que le Japon ou l'Allemagne, mais même que la France.
Quel extraordinaire contraste entre les illusions sur lesquelles ont vécu les Américains et les résultats qu'ils ont obtenus! Les Européens passent leur temps à se plaindre. Mais ils voulaient la croissance et ils l'ont eue, plus forte encore qu'ils n'espéraient; ils voulaient la modernisation et ils l'ont eue. Pour ce qui est de la lutte contre les inégalités, les résultats sont sans doute décevants, mais nullement négligeables cependant, même en France, alors que les illusions des Américains ont été cruellement déçues. Aucun pays n'a jamais consenti autant de dépenses sociales pour des résultats aussi maigres. La misère semble parfois croître en proportion de ces dépenses: 21 millions de personnes, soit près de 10 % de la population, reçoivent aujourd'hui des bons de nourriture. Et tout est à l'avenant. Les inventeurs du management s'aperçoivent qu'en définitive les autres en tirent un bien meilleur parti qu'eux-mêmes. Dans le pays par excellence du consensus, les récents sondages montrent que les citoyens ont encore moins confiance en leurs gouvernants et leurs institutions que les Français sous la IVe République agonisante. Et le leadership mondial, qui semblait naturel à un peuple fier de l'American way of life et désireux de le répandre partout pour le grand bien de l'humanité entière, n'est plus qu'un souvenir.