Introduction
« L'Anglais vit […] pour conquérir et pour bâtir […]. L'Industrie, le Protestantisme, la Liberté, voilà les produits de la race saxonne, […] cette race à qui Dieu a confié la garde et la diffusion de la vérité et de qui par priorité dépendent la civilisation et le progrès du monde. »
Edwin P. Hood, The Age and its Architects (1850).
Thuriféraire infatigable de la grandeur de son pays au cours de l’« âge » victorien, Edwin Hood résumait en quelques formules percutantes la double certitude de ses contemporains : que la suprématie britannique, déjà flagrante à une année à peine de la première Exposition universelle (mai-octobre 1851), était le résultat de la volonté divine, et que la religion (protestante, bien sûr, mais pouvait-il y en avoir une autre ?) participait pleinement de cette vocation universaliste. « Industrie », « protestantisme », « liberté » : ces trois termes résument mieux que tout autre l’identité britannique du XIXe siècle. Le premier renvoie à la success story de l’« atelier du monde », démontré par tous les indicateurs de production. Le deuxième rappelle que les Églises issues de la Réforme du XVIe siècle rassemblent la très grande majorité des sujets de Sa Majesté, même si, cette année 1850, où le pape Pie IX décide le rétablissement de la hiérarchie épiscopale en Angleterre, signale la renaissance du catholicisme : sur 18 millions d'Anglais1, les « papistes » ne comptent encore que 700 000 fidèles à peine. Le troisième, enfin, met l’accent sur la valeur véritablement essentielle aux yeux du free-born Englishman2 : liberté individuelle, liberté(s) politique(s), voire liberté religieuse, qui a accompli des progrès substantiels à la suite des mesures émancipatrices de 1828-1829.
Au XIXe siècle, le Royaume-Uni (qui naît officiellement de l’union de l’Irlande à la Grande-Bretagne le 1er janvier 1801) est bien un « pays chrétien » (a Christian country) : le souverain s’y enorgueillit du titre de « Défenseur de la foi » (Fidei Defensor) et les clivages confessionnels structurent, tout au long du siècle, la vie politique ; chacune des nations qui le compose est dotée d’une Église d’État, « établie » (established) par la loi dans ses prétentions monopolistiques ; les controverses théologiques suscitent des explosions de passion, au point de voir, en 1862, deux anglicans, qui avaient exprimé dans leurs écrits des doutes quant à l’inspiration divine de la Bible ou la réalité du châtiment éternel, jugés pour hérésie. La religion imprègne tous les aspects de la vie quotidienne, qu’il s’agisse de la multiplication des édifices de culte, de ces manifestations périodiques d’enthousiasme religieux que sont les revivals (littéralement : « réveils »), ou encore de l’apparition de nouveaux groupes (« Frères de Plymouth », Adventistes, Armée du Salut, etc.) qui donnent l’impression d’un véritable foisonnement religieux.
Quid, alors, des inquiétudes relatives à la montée de l’incroyance au sein des populations ouvrières, exprimées notamment, mais pas exclusivement, lors de la publication des résultats du recensement religieux de 1851, qui faisait état de niveaux d’assistance au culte particulièrement bas dans les grandes villes et dans les régions industrielles ? Comment oublier que l’Église anglicane se vit « désétablie » en Irlande en 1869, au pays de Galles en 1914 ? Pourquoi négliger l’impact du darwinisme sur la montée du doute en matière religieuse et, sinon de l’incroyance, du moins de l’agnosticisme – terme qui, lui-même, est forgé en 1869, soit dix ans après la publication de L'Origine des espèces, par le très darwinien Thomas Huxley ? De fait, ce que l’on pourrait désigner sous l’appellation d’« école séculariste » a longtemps dominé l’historiographie : des auteurs comme K. S. Inglis3 ou Alan Gilbert4 insistaient sur l’ampleur du recul enregistré par la pratique religieuse tout au long du XIXe siècle, peut-être masqué, encore que temporairement, par un « réveil » essentiellement limité aux classes moyennes, mais qui ne pouvait aller contre une « évolution culturelle contraire à la crédibilité a priori de croyances et de valeurs religieuses »5. Les dernières évolutions de la recherche attestent d’une approche beaucoup plus circonspecte, lorsqu’elle ne procède pas purement et simplement à un renversement total des perspectives : Jeffrey Cox6, Callum G. Brown7 ou Mark Smith8 ont souligné la vigueur du sentiment religieux dans les classes ouvrières et non dans les seules catégories sociales supérieures, et démontré la complexité d’un rapport des milieux populaires à la religion, qui ne peut se mesurer à l’aune de la seule fréquentation du lieu de culte. À les suivre, on ne peut parler de « crise » de la religion avant l’extrême fin du siècle, ou les premières décennies du XXe siècle.