Introduction
À quoi peut servir l’histoire de la pensée économique ?
Au tout début de son Histoire de l’analyse économique (inachevée et publiée après sa mort), Joseph Schumpeter se demande pourquoi étudier l’histoire de la pensée économique et il répond par une très courte liste de raisons qui lui paraissent suffisantes : « des avantages pédagogiques, des idées nouvelles et des éclaircissements sur les démarches de l’esprit humain ». Les arguments de Schumpeter sont en fait assez peu convaincants !
« Les avantages pédagogiques » de l’histoire de la pensée économique ne sont guère tangibles pour ceux qui n’entreprennent pas d’étudier la science économique, ni même pour ceux qui se sont déjà spécialisés dans ce domaine. L’étude de l’histoire de la pensée économique est généralement peu appréciée des économistes mainstream1 qui la présentent péjorativement, à la manière d’Arthur Cecil Pigou, comme « une simple récapitulation des idées fausses de personnes depuis longtemps décédées ». On comprend d’ailleurs pourquoi les enseignements d’histoire de la pensée économique ont ainsi quasiment totalement disparu des programmes universitaires de second cycle et parfois même de ceux du premier cycle, même si la tendance est beaucoup plus marquée aux États-Unis qu’en Europe.
La découverte « d’idées nouvelles ou peut-être oubliées » peut paraître une proposition séduisante, mais il faut bien admettre qu’il n’y a pas eu de trouvaille remarquable en dehors des deux exemples toujours cités, la redécouverte du concept d’optimalité dans les années 1930, un quart de siècle après son exposition par Vilfredo Pareto, et l’étude des coûts de transaction dans les années 1970, soit trente ans après l’évocation du concept par Ronald Coase.
Quant aux « éclaircissements sur les démarches de l’esprit humain », Schumpeter explique que l’objectif de l’historien de la pensée économique est de retracer l’évolution des outils utilisés pour l’analyse et de comprendre comment les différentes perspectives ont influencé l’utilisation de ces outils :
« Le caractère scientifique d’un point précis d’analyse économique est indépendant du motif pour lequel cette analyse a été entreprise. (...) L'intérêt le plus farouche d’une classe sociale peut induire une analyse valable et exacte, alors que le motif le plus désintéressé peut très bien n’entraîner que des résultats faux et triviaux (…) Les motifs n’ont rien à voir avec la nature objective d'une proposition. »2

Cette dernière raison est sans doute la plus convaincante et elle est exprimée de façon très décapante par l’économiste « évolutionniste » Kenneth Boulding :

Malgré ce plaidoyer éloquent, les raisons du déclin de l’intérêt des économistes pour l’histoire de la pensée économique sont assez évidentes. Certes « l’histoire de la science économique peut modifier notre compréhension de la science économique, de ses résultats et de ses limites », mais peut-on pour autant affirmer que « l’histoire de la pensée économique est “utile” » dans le cursus d’un économiste ?4
Les méthodes utilisées par les historiens de la pensée économique
Admettons néanmoins comme Schumpeter que l’histoire de la pensée économique nous offre le spectacle de « la logique incarnée dans le concret, de la logique liée à la vision et au projet ». Reste à savoir comment reconstruire le passé.