Paroles de philosophes
qu’est-ce qu’une vie bonne ?
Luc Ferry
© Éditions Dalloz, 2009
SOMMAIRE

Avant-propos

Introduction

I. – La philosophie et la question du salut

II. – L’amour de la sagesse selon les Stoïciens

A. – La contemplation (theoria) de l’ordre cosmique

B. – Une justice qui prend l’ordre cosmique pour modèle

C. – De l’amour de la sagesse à la pratique de la sagesse

III. – La victoire du christianisme sur la philosophie grecque

A. – La rupture théorique du christianisme avec le monde grec

B. – L’éthique chrétienne : la naissance de l’idée moderne d’humanité

C. – La sagesse chrétienne : une doctrine du salut par l’amour qui promet l’immortalité personnelle

IV. – L’humanisme, ou la naissance de la philosophie moderne

A. – La naissance de l’esprit critique

B. – Le nouveau fondement de la morale : la liberté en l’homme

– L’éducation et l’histoire

– La lutte contre la nature, le travail et la transformation du monde

– L’émergence d’une morale humaniste et républicaine

– Prolongements contemporains : l’anti-essentialisme sartrien

C. – Une doctrine du salut humaniste ?

V. – Le cas Nietzsche

A. – Par-delà la theoria : un « gai savoir » débarrassé du cosmos, de Dieu et des « idoles » de la Raison

B. – Par-delà le bien et le mal : la morale de l’immoraliste et le culte du « grand style »

C. – Une pensée inédite du salut : l’éternel retour, l’amor fati et l’innocence du devenir

VI. – La philosophie à venir : de l’amour de la sagesse à la sagesse de l’amour

Index alphabétique
AVANT-PROPOS
D’abord l’aveu d’une limite aussi évidente qu’inévitable : ce recueil de « paroles de philosophes » est tout à la fois aussi subjectif et aussi peu exhaustif que possible. C’est tout au plus un petit morceau de la bibliothèque que j’emporte dans l’île déserte, un tout petit morceau seulement…
On évitera donc de se scandaliser de l’absence de tel ou tel grand auteur : je plaide d’emblée coupable. Mais j’ajoute néanmoins ceci : tout ce qui figure ici me plaît ou m’intéresse au plus haut point, même si mille autres textes encore, et surtout bien d’autres penseurs auraient pu et même dû être aussi du voyage. Ce choix ne correspond qu’à un regard cursif et très personnel sur l’histoire de la philosophie entendue comme je l’entends maintenant : une doctrine du salut sans dieu ou, pour parler plus simplement, une tentative de répondre à la question : « Qu’est-ce qu’une vie bonne pour les mortels ? », sans passer par le secours des religions – de la foi en un dieu qui sauve –, mais en s’en tenant aux moyens du bord : la lucidité de la raison et la sincérité du cœur.
Plutôt que de procéder par « mots-clefs », comme on fait dans les dictionnaires où l’ordre alphabétique exclut la logique du sens, j’ai préféré procéder, comme je l’avais fait dans mon Apprendre à vivre, en suivant les cinq grandes étapes de l’histoire de la philosophie : sagesse ancienne, salut chrétien, humanisme des Lumières, déconstruction (nietzschéenne) et naissance d’un nouvel humanisme, celui du cœur et de la transcendance de l’autre, ici seulement esquissé en quelques lignes à partir de ses prémisses anciennes, parce qu’il est notre présent trop actuel pour être encore mis en histoire.
J’ai repris aussi, pour chaque « époque », la tripartition qui est celle de toute grande vision du monde philosophique :
1) la théorie, qui cherche à comprendre le monde comme terrain de jeu de l’existence humaine ;
2) l’éthique ou la morale, qui s’interroge sur les règles du jeu, le bien et le mal, le juste et l’injuste dans la relation aux autres ;
3) la doctrine du salut, de la sagesse ou de la spiritualité qui tente de répondre à la question ultime de toute philosophie, celle du but du jeu, qui est évidemment la vie bonne.
J’espère que ce choix, pour contestable qu’il soit, permettra à mon lecteur d’entrer avec moi dans l’espace du sens commun et de la pensée élargie à quoi nous invitent, chacune à leur façon, ces paroles de philosophes.
Luc Ferry
NB. Les passages en italiques sont, comme le lecteur le comprendra aisément dans ce qui suit, mes propres commentaires. Ils visent chaque fois à donner le fil conducteur qui permet de donner du sens aux paroles philosophiques ici choisies.
Que mon ami Éric Deschavanne soit chaleureusement remercié pour toute l’aide qu’il a bien voulu m’apporter dans ce travail.
I. – La philosophie et la question du salut
La philosophie, selon son étymologie, est « amour » (philo), c’est-à-dire quête de la sagesse (sophia). La sagesse elle-même consiste à vivre dans la sérénité et la liberté d’esprit autant qu’il est possible pour un mortel. Pour y parvenir, il faut vaincre les peurs que la finitude éveille en nous. La philosophie se conçoit donc à l’origine comme une recherche d’un salut, d’un « sauvetage », mais qui, à la différence de ce qui a lieu dans les religions, ne passe ni par l’aide d’un Dieu, ni par la foi. Le salut philosophique ne s’appuie que sur les seules forces de la lucidité. Il doit passer par la seule raison humaine. Le stoïcisme permet d’illustrer à la perfection ce que fut, dans l’antiquité grecque et romaine, la conception dominante de la sagesse, la définition de la vie bonne comme vie en harmonie avec l’ordre lui-même harmonieux du « cosmos ». Le mot « stoïcisme » vient du grec « stoa », qui signifie « portique », parce que le fondateur de l’école, Zénon de Kition (environ 334-262 avant J.-C.), enseignait sous des arcades recouvertes de peintures. Zénon eut pour successeurs Cléanthe d’Assos (vers 331-230) et Chrysippe de Soles (vers 280-208). C’est toutefois à travers les œuvres d’auteurs de l’époque romaine, en particulier Cicéron (106 – 43) Sénèque (vers 4 av. J.-C. - 65 apr. J.-C.), Épictète (vers 50-130) et Marc-Aurèle (121-180) que la doctrine stoïcienne nous est le mieux connue.
Qu’est-ce donc que la raison ? L’imitation de la nature. Quel est le souverain bien de l’homme ? Une conduite conforme à la nature.
Sénèque – Lettre à Lucilius, VII, 66, 39.