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LES PARRAINS
Il est permis de rêver à une autre histoire du cinéma, loin des écoles et des périodes, celle des croisements, des influences inattendues, des amours hasardeuses et passionnées entre des films et des spectateurs futurs cinéastes. Dès lors, par leurs images et leur manière, des cinéastes isolés deviennent les maîtres et les parrains d'une époque entière, ce qui leur garantit l'intemporalité, ou l'éternité, si l'on préfère.
1. CECIL B. DEMILLE
Pilier du box-office et du cinéma spectaculaire, DeMille résume à lui seul toute une conception de l'image sur laquelle repose le monde hollywoodien d'hier et d'aujourd'hui. DeMille a connu le succès commercial en flairant l'évolution sociale du public, le passage des moeurs datées du XIXe siècle aux pratiques plus libérales de la Prospérité, et en a tiré un genre, la comédie conjugale, sermon amusé sur le désir et la stabilité, analyse des phantasmes et des détails de la séduction. Pourtant, l'œuvre de DeMille s'affirme surtout par son indifférence aux modes. Le cinéaste filme dans les années 1950 comme dans les années 1920. Ou plutôt : son style visuel a évolué, en conservant le classicisme hérité du muet, en digérant une par une les innovations des décennies successives : son, couleur, écran large, nouvelle générations d'acteurs.
Le cinéma demillien, principalement dans ses films historiques antiques ou autres (les plus nombreux), repose sur une conception du spectacle sublime. Mégalomane et intercesseur du divin, DeMille dévoile l'image hollywoodienne comme spectacle colossal, dépassant l'humain et lui donnant à voir l'immensité ou la terreur, la Mer rouge, le Mont Sinaï, l'océan déchaîné et ses monstres aquatiques, les armées de Croisés ou les torrents sauvages du wilderness américain. Héritée de la Renaissance, une telle conception du spectacle dramatique et dominateur prend tout son sens avec un cinéma religieux comme celui de DeMille. Mais l'idée du pouvoir sublime ou terribledu spectacle filmique justifie et sous-tend le style hollywoodien des années 1970-1990, avide d'images toujours plus volumineuses.
Le genre du film-catastrophe retrouve l'origine et le sens de ce sublime, confrontant l'homme à des cataclysmes symboliques. À la manière des œuvres de DeMille, le Titanic (1997) de James Cameron paraît avoir été tourné au XIXe siècle, et en rapporte le sens de la terreur monumentale tout autant que l'héritage pictural.
Arraché à son époque, le cinéma de Cecil B.DeMille paraît forcément archaïque et peu directement lié au cinéma contemporain. Pourtant son ambition de synthèse spirituelle, son mariage du spectaculaire et de la métaphore didactique trouvent des échos aussi bien dans le Gladiator (2000) de Ridley Scott que dans Les Aventuriers de l'Arche perdue (1981) de Steven Spielberg, où la parenté thématique (l'arche des Dix Commandements (1956), la montagne de la Révélation) appelle de soi la comparaison. DeMille fut aussi, continuant dans le parlant l'outrance harmonieuse et limpide du muet, le cinéaste le plus prompt à filmer les situations invraisemblables, les héroïsmes hyperboliques et les ruptures de tons les plus inattendues. Typiquement américaine, cette littéralité du sublime et du grotesque, ce refus audacieux des nuances revient en force avec les années 1970, lorsque Hollywood émerge de l'influence européenne. Les styles outrés ou démesurés d'œuvres comme Le Patriote (Roland Emmerich, 2000) ou Pearl Harbor (Michael Bay, 2001) ont à voir avec le style d'un DeMille, la sincérité et la passion en moins.
2. WALT DISNEY
Cible fétiche des ennemis naïfs du cinéma américain, Disney n'est pas seulement l'ancêtre des grands brasseurs de dollars du cinéma contemporain, les Spielberg et les Lucas. Mais il l'est bel et bien : ouvrant des parcs d'attraction, réalisant l'ampleur possible des ventes de produits dérivés, Disney a donné à la pratique consumériste du cinéma-distraction une échelle monumentale.
On reproche à l'artiste sa vision rassurante, son graphisme rond et lisse, ses couleurs coquettes, et les idées conservatrices qui y sont véhiculées. Les histoires de Disney cristallisent les peurs enfantines, sombres ou tragiques (monstres ou disparition des parents) pour les exorciser en des images defoyer, de famille, d'animaux familiers et de rituels protecteurs. Le rêve américain d'un prosaïsme serein, sans douleur, sans question, s'incarne dans les Blanche-neige et les sept nains (1937), Pinocchio (1940) ou Dumbo (1941) . Il y a certainement du vrai dans toutes ces étiquettes, et la période maccarthyste a jeté une lumière sombre sur les sourires de maître Disney. Permettons cependant à Walt d'être sincère dans ses œuvres et pardonnons-lui d'avoir des idées auxquelles il tient. Un conservatisme social aussi artistiquement fécond ne vaut-il pas mieux que tant de dizaines de pseudo-artistes créateurs, rebelles ou impatients d'innover, inaptes à la construction, dissimulant sous la laideur graphique l'incapacité à produire la beauté et l'harmonie, valorisant l'informe, l'inachèvement, l'impureté, faute d'atteindre la grâce, la popularité et la fluidité esthétique ?
Comme beaucoup de grands artistes américains, Disney nourrit son œuvre des mythes fondateurs du pays, leur garantissant une diffusion des plus larges. Ses premières grandes œuvres, les Silly Symphonies (1929-1939), évoluent de l'audace des premières bandes (Skeleton Dance) aux coloris rassurants des dernières.
L'œuvre de Disney participe à la célébration américaine du Sens. Tout comme DeMille a fait sa fortune en répétant le souvenir de la Bible, prégnant ou affleurant dans la culture américain, Disney œuvre à créer des univers et des personnages véhicules de concepts clairs et moraux. Plus encore, et surtout, les univers de Disney reposent sur l'anthropomorphisme, et même sur une sorte de panthéisme prosaïque, une célébration du monde terrestre assez lénifiante, mais souriante et exaltante. Les animaux y dupliquent le monde humain et reproduisent ses comportements. Les grands moments chantés de Disney trahissent, plus encore que l'amour du musical, le goût d'un tout ordonné, d'une forêt où tous les animaux sont à leur place et chantent le printemps, d'une série d'activités quotidiennes, pâtisserie ou ménage, où hommes et objets agissent de concert à produire l'équilibre d'un monde qui célèbre son refus du changement.
Disney produit donc des archétypes visuels, des décors, des personnages au graphisme maintenant immémorial : oiseaux voletant gaiement, lapin malicieux, Péter Pan devant la lune, les sept nains, Bambi et Fleur... L'homme est aussi un visionnaire. Ses images vont durer. Il se tient au courant des recherches diverses de l'animation pour s'en nourrir, il emprunte telle ou telle esthétique qui lui convient. Sa force, c'est que son style à lui digère les autres. Il instaure dans le cinéma d'animation sa vision du corpsrond, bonhomme ou grotesque. Il travaille à figurer la correspondance musique-image. Il pressent le mélange possible entre animation et prises de vues réelles et l'expérimente. Il comptait l'utiliser largement dans sa production de 20 000 Lieues sous les mers (1954), mais recule, limite technique oblige.
Tout le cinéma américain des années 1970-2000 puise chez Disney, dans ses images, ses choix graphiques, ses couleurs, son sens du tableau, ses numéros musicaux. Mickey, Pinocchio ou Bambi ont rejoint la galerie des stars comme Gable ou Garbo. La génération des cinéastes cinéphiles comme Spielberg ou Joe Dante ne cessera de revenir à Disney, de lui emprunter son sens du corps burlesque, du contrepoint comique. Et même quand Gremlins (1984) s'amuse à saccager E.T. (1982), mais aussi la gentillesse disneyenne, c'est pour mieux en célébrer la fascination. L'acharnement de certains à griffer les jolies images de Disney sert de reconnaissance en soi, celle d'une esthétique qui s'est imposée comme canon artistique et griffe singulière. Notons d'ailleurs combien les productions Disney, depuis la mort du père en 1966, tâchent essentiellement de copier et de recomposer les œuvres maîtresses de Walt, ou parfois d'y greffer des idées jugées plus à la mode (la dérision d'Hercule (1997) ou de Kuzco (2000) qui, si elles prolongent le burlesque de Walt, appauvrissent son esthétique d'ensemble).
Le premier, Disney entrevoit le cinéma d'animation non comme une alternative au cinéma en prises réelles, mais comme un langage parmi d'autres à la disposition de l'artiste. Son iconographie est plus qu'un album d'images : c'est plutôt une continuation en film des gravures romantiques. Fantasia (1940) résume toute son ambition. Laboratoire, le film présente des correspondances sérieuses ou comiques entre musique et image, cherche à raconter une histoire du monde, qui reconnaît les ténèbres (dinosaures et Sacre du Printemps, Nuit sur le Mont Chauve) mais les équilibre par la lumière d'une foi tranquille (Ave Maria), tente l'abstraction (Toccata et Fugue de Bach) et, accessoirement, fait pleuvoir une large galerie de figures comiques et attachantes, crocodiles, autruches et hippopotames dansants ou angelots dodus. Disney est un grand créateur de corps affectueux, il a le sens de la métamorphose corporelle. L'univers est pour lui un assemblage de musiques et d'images. Fantasia exprime à grande échelle ce que les Silly Symphonies exploraient sur le mode de la miniature : la nature symphonique du cinéma. Par-delà les décennies, l'image de Mickey, magicien chef d'orchestre dirigeant ses balais, répète la silhouette de Stokowski dirigeant l'orchestre du film, mais surtout annonce l'image de Tom Cruise déplaçantde ses doigts de lumière les vignettes d'un mur d'images au son de la VIIIe Symphonie de Schubert dans Minority Report (2002). Spielberg empruntera volontiers à Disney cette idée d'une mosaïque musicale et du cinéma comme grand orchestre.
Ce n'est pas parce que le cinéma des années 1970 voit éclater la culture adolescente que Disney revient à la mode. Au contraire, sa propre culture oscille plutôt entre XIXe siècle et cinéma des années 1930-1940. Bien plutôt, c'est le goût de la nouvelle génération pour les corps étranges, les rencontres d'univers et le merveilleux du conte qui lui fait puiser chez Disney.
Spielberg a-t-il à voir avec Disney ? En tant qu'homme d'affaires, bien sûr. Pour le reste, Disney ne développe pas de métaphysique, contrairement à Spielberg. En revanche, le cinéaste de Rencontres du troisième type convoque bien la musique de Pinocchio dans son film de 1977. Parce que le monde de Disney symbolise le royaume imaginaire, enfantin car délivré du temps, de la mort et des assauts de la réalité. En plus, les aliens de Spielberg sont à l'image d'enfants, ou plutôt répondent aux rêves d'un enfant. Le langage par lequel hommes et extra-terrestres communiquent, un son et lumière, renvoie à Fantasia et ses abstractions, aux correspondances musicales mises en images par Disney. Des oeuvres de Robert Zemeckis à celles de Joe Dante, les corps sont par ailleurs traités comme des corps cartoonesques et disneyens. Roger Rabbit est un mélange de faire-valoir comique disneyen et de trublion sexuel à la Tex Avery.
3. DAVID LEAN
Britannique d'origine et de tempérament, froid, hautain et passionné par ses sujets, Lean incarne tout un pan du grand spectacle hollywoodien. Les regards myopes et les mauvaises langues ont taxé ses images de cartes postales et son art d'académique, mot décidément bien vide de sens. Peu importe. La place de Lean est certes d'abord économique (ses quelques grands films hollywoodiens ont remporté des triomphes et récolté des dizaines d'Oscars). Un peu comme Autant en emporte le vent (1939) pour la première moitié du siècle, les fresques de Lean, Lawrence d'Arabie (1962) et Docteur Jivago (1965) en tête, sont devenues les modèles du film spectaculaire. Et l'évocation de son nom suppose immédiatement un type de film, peuplé de stars, de grands espaces et de très nombreux figurants. Robert Zemeckis et Bob Galetournant La Grosse Magouille (1980) utilisent eux-mêmes l'étiquette « film à la David Lean » pour qualifier une séquence avec beaucoup de voitures dans le désert américain.
Mais il ne se réduit pas à une quantité spectaculaire. L'art de Lean a marqué Coppola comme Spielberg, dont il est un des maîtres. Visionnaire, Lean a été l'un des premiers à redéfinir la perception réaliste de l'espace extérieur. Revoir Jivago ou Lawrence reste aujourd'hui encore une expérience accessible à tous, même les moins cinéphiles, parce que Lean a empêché ses films d'être datés. Pas une transparence, pas un effet optique ou un faux extérieur chez lui. Les dunes et les tempêtes ou les steppes font vrai parce qu'elles le sont. Dans la même perspective, Lean a laissé Maurice Jarre orchestrer ses plus grands succès en mêlant les mélodies romantiques avec son propre goût pour les sons électroniques et les segments dissonants. Dès lors, la musique de ses films, l'un des éléments le plus facilement daté des œuvres, n'a pas d'âge. Lean a produit des fresques historiques hors du temps.
De plus, les grands espaces de ses œuvres s'articulent toujours avec l'espace intime du héros. Si bien que les fresques de Lean sont des épopées intimistes. Son Lawrence ou son Jivago sont des poètes, des contemplateurs. Tout autant qu'au mouvement de foules, héritage du muet (Lean admirait tant King Vidor et Rex Ingram), le spectateur est sensible à l'art des détails. Chez Lean le monde frémit sous l'œil des poètes. Lawrence laisse se consumer une allumette, et contemple le lever du soleil. Lentement, un point tremblant sur l'horizon devient un cavalier. Jivago observe le monde à travers des fenêtres. Son œil de médecin poète remarque les globules sanguins et les cristaux de neige. Sous la caméra de Lean les objets et les détails du monde révèlent les secrets du personnage, attestent le mystère de l'univers et entrent comme en écho avec le cosmos qui les entoure.