Première partie
QUAND NOUS PARLIONS DE NOUS
EN TERMES SOCIAUX
CHAPITRE PREMIER
La rupture
9/11
Le 11 septembre 2001, les États-Unis sont frappés au cœur. Les symboles de la puissance économique et militaire du pays, les tours jumelles du World Trade Center à New York et le Pentagone à Washington, sont attaqués par des avions-suicides. Les tours sont entièrement détruites et les morts s'y comptent par milliers ; la population et les autorités de New York réagissent calmement, mais cette première agression sur le sol américain déclenche un choc qui ébranle toute la société américaine. Rapidement, le président Bush décide de poursuivre Oussama Ben Laden et le réseau de Al-Qaïda en Afghanistan où les terroristes se cachent parmi les Talibans qui ont soumis le pays à une conception extrême de l'islamisme et à leur pouvoir militaire. L'opinion publique mondiale accepte cette guerre de représailles, même si elle n'atteint pas ses buts et se perd dans les ambiguïtés de la politique pakistanaise.
Ce bref résumé d'événements encore présents à l'esprit de tous ne devrait pas figurer dans une analyse des transformations profondes des sociétés contemporaines. Et pourtant il a été vite évident, en particulier pour moi qui me trouvais à New York en février et mars 2003 à la New School University en plein Manhattan, que ce choc a entraîné des ruptures si profondes dans toute la société américaine et dans l'ensemble du monde qu'il était impossible de ne pas prendre cet événement dramatique comme point de départ d'une analyse dont l'objectif est d'une autre nature. L'événement a signalé un changement de longue durée.
Le rappel du 11 septembre conduit avant tout à une observation de la politique américaine. Comment définir sa transformation, depuis longtemps préparée mais qui devient dramatiquement évidente ? Les États-Unis, depuis l'écroulement de l'Union soviétique en l989, dominaient si complètement la scène politique mondiale qu'ils n'avaient pas eu à élaborer une géopolitique. On ne parlait aux États-Unis et dans le monde que de la globalisation économique, des technologies nouvelles, de la situation des femmes, etc. Bill Clinton était le maître de cette formidable puissance économique et menait une politique multilatéraliste. Or, tout d'un coup, au lendemain du 11 septembre 2001, le langage officiel, celui du gouvernement et de l'establishment, change complètement.
Les problèmes économiques disparaissent du devant de la scène, la conquête des nouvelles technologies semble moins passionnante et l'espace public est entièrement occupé par un langage guerrier, géopolitique plus encore que patriotique. L'Amérique blessée s'interroge sur elle-même : pourquoi ne nous aime-t-on pas ? questionne Norman Mailer. Mais cet examen de conscience s'évanouit vite devant l'urgence : s'emparer d'Oussama Ben Laden. Bientôt la condamnation porte sur Saddam Hussein, qui n'entretenait pourtant pas de relations spéciales avec Al-Qaïda et, très vite, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, hostile à la guerre, le président Bush et Tony Blair cherchent à démontrer la nécessité d'une intervention.
Le président Bush explique alors que les États-Unis sont menacés à court terme d'une guerre d'agression chimique et biologique, peut-être même nucléaire, ce qui les oblige à recourir à une guerre préventive.
Pendant les semaines qui précédèrent l'attaque militaire en Irak, la scène politique américaine fut presque entièrement occupée par le président et le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld. Le parti démocrate n'intervint pas. Les grandes chaînes de télévision, au-delà de leurs prouesses techniques, n'étaient plus que des appendices du quartier général. Seule BBC World donnait des informations. Dans la presse écrite, seul le New York Times, l'unique vrai journal national, après un long temps de silence, prit une certaine indépendance et commença à discuter les déclarations et les intentions du gouvernement. Bref, ce pays, où l'opinion publique disposait de médias nombreux et divers, sombra dans le silence.
Pendant des mois, on n'entendit que la voix du président Bush et celle du secrétaire à la Défense. Et plus encore, la voix de Dieu, que le Président écoutait souvent et que priait le Conseil des ministres.