21105110115120125CHAPITRE Ide fer, deux barres en croix. Mais, dans cette nudité, ce qui frappa surtoutDenise, dont les yeuxrestaientpleins desclairsétalagesduBonheur des Dames,cefutlaboutiquedu rez-de-chaussée, écraséede plafond, surmontée d’un entresol très bas, aux baiesde prison, en demi-lune. Une boiserie, de la couleur del’enseigne, d’un vertbouteille que le temps avait nuancé d’ocre et de bitume23, ména-geait, à droite et à gauche, deux vitrines profondes, noires,poussiéreuses, où l’on distinguait vaguement des pièces d’étoffe entassées. La porte, ouverte, semblait donner surles ténèbres humides d’une cave.–C’est là, reprit Jean.–Eh bien! il faut entrer, déclara Denise. Allons, viens,Pépé.Tous trois pourtant se troublaient, saisis de timidité.Lorsque leur père était mort, emporté par la même fièvrequi avait pris leur mère, unmois auparavant, l’oncleBaudu, dans l’émotion de ce double deuil, avait bien écrità sa nièce qu’il y aurait toujours chez lui une place pourelle, le jour où elle voudrait tenter la fortune à Paris; maiscette lettre remontait déjà à près d’une année, et la jeunefille se repentait maintenant d’avoir ainsi quitté Valognes,enuncoupdetête,sansavertirsononcle.Celui-cinelesconnaissait point, n’ayant plus remis les pieds là-bas,depuis qu’il en était parti tout jeune, pour entrer commepetit commis chez le drapier Hauchecorne, dont il avaitfini par épouser la fille.23. Bitume: ici, couleur entre le brun et le noir.
AUBONHEURDESDAMES28285290295300305ronflement continu de la machine à l’œuvre, un enfour-nement de clientes, entassées devant les rayons, étourdiessous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé,organiséavecunerigueurmécanique, toutunpeupledefemmes passant dans la force et la logique des engrenages.Denise, depuis le matin, subissait la tentation. Ce maga-sin, si vaste pour elle, où elle voyait entrer en une heureplus de monde qu’il n’en venait chez Cornailleen sixmois, l’étourdissait et l’attirait; et il y avait, dans son désird’y pénétrer, une peur vague qui achevait de la séduire.En même temps, la boutique de sononcle lui causait unsentiment de malaise. C’était un dédain irraisonné, unerépugnance instinctive pour ce trou glacial de l’anciencommerce. Toutes ses sensations, son entrée inquiète,l’accueil aigri de ses parents, le déjeuner triste sous unjour de cachot, son attente au milieu de la solitude ensom-meilléedecettevieillemaisonagonisante,serésumaienten une sourde protestation, en une passion de la vie et dela lumière. Et, malgré son bon cœur, ses yeux retournaienttoujours au Bonheur des Dames, comme sila vendeuse enelle avait eu le besoin de se réchauffer au flamboiementde cette grande vente.–En voilà qui ont du monde, au moins! laissa-t-elleéchapper. […]Baudu accompagne sa nièce chez son confrère, mais celui-ci vientd’embaucherunevendeuse.Aucoursdecettevisite,ellerencontreRobineau, vendeur au rayon de la soie au BonheurdesDames; il lui apprend qu’on y recherche une vendeuse.
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13ChapitreX, premierdimanched’août1867C’est le jour de l’inventaire. Le matin, Denise, qui s’est fait une en-torse,reçoitunelettredeMouretl’invitantàdîner.Troublée,elleserendcomptequ’ellel’aimemaisserefuse àdevenirsamaîtresse,comme toutes les autres. Denise descend pour aider à l’inventaire:toutlemagasinguettesesréactionscarlebruitdecettelettres’estrépandudanstouslesrayons.Mouretetelleseretrouventseuls dans la salle des échantillons: il lui déclare son amour maiselle refuse toutes ses avances.ChapitreXI, noctobre-débutnovembreHenrietteDesforges,jalousedeDeniseetdélaisséeparMouret,maniganceunerencontrechezellepourlesdémasquer.PendantquelebaronHartmanndiscuteavecMouret,MmeDesforgespro-cède à une séance d’essayage, ne cessant d’humilier Denise. Mou-ret, très mal à l’aise de voir Denise ainsi traitée, nit par prendre ladéfense de la jeune lle et l’invite à partir. Puis il avoue à MmeDes-forges, suffoquée, son amour pour Denise. Après le départ de Mou-ret, MmeDesforgesproposeàBouthemont,renvoyéparMouret,del’aider à créer un magasin qui concurrencerait le Bonheur.ChapitreXII, 25septembre-octobre1868Denise prend de plus en plus d’importance au BonheurdesDames. Bourdoncle, ne supportant pas l’emprise que pourrait avoir Denisesur Mouret, cherche à la prendre en faute: il l’accuse injustementd’avoir des amants. Un jour, il réussit à la faire surprendre par Mou-ret, alors qu’accoudée à une fenêtre, elle évoque des souvenirs deValognesavecDeloche,originairedelamêmerégion.Deniseleconvainc de l’innocence de cette discussion, Mouret lui renouvelleses déclarations d’amour, en vain. Le lendemain, Mouret la nommepremièred’unrayonpourenfants.DeniseobtientensuitedeMouretdesaméliorations dusortdesemployés.Mouret,lui,commenceconfusément à songer au mariage.
5Le contexte culturelPréfet de la Seine sous le Second Empire, le baron GeorgesEugèneHaussmann mène une politique de grandstravauxpour transformer Paris en améliorant la circulation (larges avenues…) et l’hygiène (parcs, égouts, démolition…). Zola s’en inspirera pour le personnage du baronHartmann.Le xixesiècle est aussi une période de découvertesscientiquesettechniques: vaccins (Pasteur), ampoule électrique(Edison)…En littérature, le naturalismede Zola rompt avec le romantisme en dépeignant la réalité telle qu’elle est, sans l’idéaliser.Enpeinture,ÉdouardManet (1832-1883), ami de Zola, ouvre la voie à l’impressionnisme, représenté par des artistes comme ClaudeMonet (1840-1926) et Edgar Degas(1834-1917),quiproposentdenouvellesexpériences.
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AUBONHEURDESDAMES22130135140145150155–Monsieur Baudu? demanda Denise, en se décidantenfin à s’adresser au gros homme, qui lesregardaittoujours, surpris de leurs allures.–C’est moi, répondit-il.Alors, Denise rougit fortement et balbutia:–Ah! tant mieux!... Je suis Denise, et voici Jean, et voiciPépé... Vous voyez, nous sommes venus, mon oncle.Baudu parut frappé de stupéfaction. Ses gros yeuxrouges vacillaient24dans sa face jaune, ses paroles lentess’embarrassaient. Il était évidemment à mille lieues decette famille qui lui tombait sur les épaules.–Comment!comment!vous voilà!répéta-t-il àplusieursreprises. Mais vous étiez à Valognes!... Pourquoi n’êtes-vouspas à Valognes?De sa voix douce, un peu tremblante, elle dut lui donnerdes explications. Après la mort deleur père, qui avaitmangé jusqu’au dernier sou dans sa teinturerie, elle était restée la mère des deux enfants. Ce qu’elle gagnait chezCornaille25ne suffisait point à les nourrir tous les trois.Jeantravaillait bien chez unébéniste26, unréparateurdemeubles anciens; mais il ne touchait pas unsou. Pour-tant, il prenait goût aux vieilleries, il taillait des figuresdans du bois; même, un jour, ayant découvert un morceaud’ivoire, il s’était amusé à faire une tête, qu’un monsieurde passage avait vue; et justement, c’était ce monsieur quiles avaitdécidés à quitter Valognes, en trouvantà Parisune place pour Jean, chez un ivoirier.24. Vacillaient:bougeaientirrégulièrement.25. Cornaille: le magasin de Denise à Valognes.26. Ébéniste: artisan qui travaille les bois de qualité.
14ChapitreXIII, un matin de novembre1868-février1869Geneviève, la lle de Baudu, vient de mourir de chagrin: son ancéColomban la trompait avec Clara Prunaire, une vendeuse du Bon-heur.Tout le petit commerce du quartier assiste à l’enterrement, etrendMouretresponsabledecedeuil.Lesoirmêmedel’enter-rement, Denise et Mouret ont une discussion sur le progrès et sesconséquencesnégatives.Denisenitparaccepterlaloiduplusfort tout en se promettant de trouver des solutions pour améliorerlasituationdesvictimesduprogrès.Robineau,enfaillite,tentedese suicider, MmeBaudu meurt à son tour; Baudu, ruiné, reste seul,Bourras est exproprié par Mouret, la maison est démolie.ChapitreXIV, un lundi de février1869LeBonheurorganiseunegrandeexpositiondeblancpourl’inau-guration desa nouvelle façade. Il a dénitivementécrasé lepetitcommerceduquartier.Denise,lasséedescomméragesetaccu-séepartousdemanœuvrerpoursefaireépouserparlepatron,aannoncé àMouretqu’ellequitteraitleBonheuraprèsl’exposi-tionetretourneraitàValognespourfêterlemariagedesonfrèreJean. Mouret, de plus en désespéré, hésite encore à la demanderen mariage. Ces dames, MmeBourdelais,MmeGuibal, MmeMartyetsalleValentinetoujoursaussidépensières,parcourentlemaga-sin tandis que Mmede Boves ne peut résister aux dentelles que luimontreDelocheetencachedanssamanche.Sonvolestsurprispar l’inspecteur Jouve, et Paul de Vallagnosc, devenu l’époux de salleBlanche,intervientauprèsdeMouret.Àlandelajournée,Lhomme apporte la recette d’un million. Alors que Denise est venuedans le bureau de Mouret pour lui dire adieu, celui-ci la demandeen mariage. Denise tombe dans ses bras. Le mariage est prévu unmoisaprès.LESREPRESCLÉS
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25210215220225230235CHAPITRE I–Entrez, dirent à leur tour les deux femmes. Vous êtesles bienvenus.Et elles firent asseoir Denise derrière le comptoir. Aussi-tôt, Pépé monta sur les genoux de sa sœur, tandis que Jean,adossé contre une boiserie, se tenait près d’elle. Ils se rassu-raient, regardaient la boutique, où leurs yeux s’habituaientà l’obscurité. Maintenant, ils la voyaient, avec son plafondbas et enfumé, sescomptoirs de chêne polis par l’usage, ses casiers séculaires35aux fortes ferrures36. Des ballots37de marchandises sombres montaient jusqu’aux solives38. L’odeur des draps* et des teintures, une odeur âpre de chimie, semblait décuplée39par l’humidité du plancher. Aufond, deux commis et une demoiselle rangeaient des piècesde flanelle* blanche.–Peut-êtrecepetitmonsieur-làprendrait-ilvolontiersquelque chose? dit Mme Baudu en souriant à Pépé.–Non, merci, répondit Denise. Nous avons bu une tassede lait dans un café, devant la gare.Et, comme Geneviève regardait le léger paquet qu’elleavait posé par terre, elle ajouta:–J’ai laissé notre malle là-bas.Elle rougissait, elle comprenait qu’on ne tombait pasde la sorte chez le monde. Déjà, dans le wagon, dès quele train avait quitté Valognes, elle s’était sentie pleine deregret; et voilà pourquoi, à l’arrivée, elle avait laissé lamalle et fait déjeuner les enfants.35. Séculaire: qui a au moins un siècle, très ancien.36. Ferrure: pièce de fer placée sur un meuble pour le consolider.37. Ballot:colis(demarchandises).38. Solives:poutresduplafond.39. Décuplée: multipliée par dix, fortement augmentée.
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510152016TETE1À PARIS,FACEAUBE DE DAME«Envoilàunmagasin!»ChapitreIDeniseétait venue àpiedde la gareSaint-Lazare, où un trainde Cherbourg l’avait débarquée avec sesdeux frères,après une nuit passée sur la dure banquette d’un wagonde troisième classe. Elle tenait par la main Pépé, et Jean lasuivait, tous les trois brisés du voyage, effarés et perdus,au milieu du vasteParis, le nez levé sur les maisons,demandant à chaque carrefour la rue de la Michodière1, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait. Mais, commeelle débouchait enfin sur la place Gaillon2, la jeune filles’arrêta net de surprise.–Oh! dit-elle, regarde un peu, Jean!Et ils restèrent plantés, serrés les uns contre les autres,tout en noir, achevant les vieux vêtements du deuil de leurpère. Elle, chétive3pour ses vingt ans, l’air pauvre, portaitunlégerpaquet; tandis que, de l’autre côté, le petit frère,âgé de cinq ans, se pendait à son bras, et que, derrière sonépaule,legrand frère,dont lesseize anssuperbesfloris-saient, était debout, les mains ballantes.–Ah bien! reprit-elle après un silence, en voilà unmagasin!1. Rue de la Michodière: voir le plan, p.17.2. Place Gaillon: voir le plan, p.17.3. Chétive: féminin de chétif;d’apparencemaladive,maigrichonne.
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{D3! OEBPS/page020.xhtml
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AUBONHEURDESDAMES183035404550tandis que, dans une vitrine de la rue Neuve-Saint-Augus-tin, un autre commis, agenouillé et le dos tourné, plissait délicatementunepiècedesoie*7bleue.Lemagasin,videencore de clientes, et où le personnel arrivaità peine,bourdonnait à l’intérieur comme une ruche qui s’éveille.–Fichtre! dit Jean. Ça enfonce Valognes8... Le tien n’étaitpas si beau.Denise hocha la tête. Elle avait passé deux ans là-bas, chez Cornaille, le premier marchand de nouveautés de laville; et ce magasin, rencontré brusquement, cette maisonénorme pour elle,lui gonflaitle cœur, la retenait, émue, intéressée, oublieuse du reste. Dans le pan coupé donnantsurlaplace Gaillon, lahaute porte, tout en glace, montaitjusqu’àl’entresol9, au milieu d’une complication d’orne-ments,chargés de dorures. Deux figures allégoriques10, deux femmes riantes, la gorge11nue etrenversée, dérou-laient l’enseigne: Au Bonheur des Dames. Puis, les vitrines s’enfonçaient, longeaient la rue de la Michodière et la rueNeuve-Saint-Augustin, où elles occupaient, outre la maisond’angle, quatre autres maisons, deux à gauche, deux à droite, achetées et aménagéesrécemment. C’était un déve-loppement qui lui semblait sans fin, dans la fuite de la pers-pective, avec les étalages du rez-de-chaussée et les glaces sans tain12de l’entresol, derrière lesquelles on voyait toute7. Les astérisques renvoient au lexique des tissus et dentelles, p.317.8. Valognes: petite ville du Cotentin, près de Cherbourg.9. Entresol: étage intermédiaire entre le rez-de-chaussée et le premier étage.10. Figures allégoriques: qui représentent une idée abstraite.11. Gorge:poitrine.12. Glace sans tain: plaque de verre uni dont une des faces est rééchissante, et qui permet, grâce à l’autre face, d’observer par transparence sans être vu.