1992
2 janvier
Reconnaissance de la Croatie. Faut-il s'en réjouir? Cette fiction qu'était la Yougoslavie - car c'était, bien sûr, une fiction - n'avait-elle pas au moins le mérite de contenir ce démon du nationalisme qui revient au galop? Et ne peut-on à la fois regretter cette fiction, déplorer qu'elle se soit éventée - et condamner l'agression serbe contre les villes et les civils croates ?
5 janvier
Quand était-ce? Début octobre, il me semble. Jean d'Ormesson appelle, dans le Figaro, à «sauver Dubrovnik » et il adresse, nommément, cet appel à Jean-François Deniau et moi. Pourquoi Deniau? Je vois à peu près. Pourquoi moi? C'est déjà moins clair et je me serais passé, je l'avoue, d'être embarqué dans ce drôle de train - ou plus exactement dans cet avion puisqu'il s'agit, je le comprends vite, de se faire... parachuter sur la vieille ville bombardée, assiégée par les Serbes et, donc, interdite d'accès. Mais enfin, c'est ainsi. Impossible de se dérober. Et la passion de Jean, sa sincérité, sa foi, sont telles que je ne peux faire autrement que lui dire : «mais oui, bien sûr! sautons sur Dubrovnik! je n'ai jamais sauté en parachute, ni toi non plus, et j'ai peine à nous imaginer atterrissant sur les toits de Raguse en flammes ! mais, après tout, pourquoi pas? nous avons la journée et la nuit pour nous entraîner!» Bref, l'idée est lancée. Elle fait le tour des salles de rédaction. Le plus drôle, d'ailleurs, est que ni l'idée, ni l'image anticipée de l'étrange attelage que nous formerions si Jean-François trouvait vraiment, comme il nous le promet, un avion, n'ont l'air de surprendre ni de faire rire. Jean-François, d'ailleurs, y croit-il? Le cherche-t-il vraiment, son avion? Ou tout cela n'est-il qu'une fabuleuse occasion de faire ce qu'il aime le plus au monde : agiter l'opinion, s'affairer, murmurer à l'un qu'il mobilise ses troupes, à l'autre qu'il réactive ses réseaux, faire l'homme de l'ombre ou le mystérieux, celui qui vous trouve un «zinc» dans la journée, ou une unité de mercenaires, ou des Scuds, ou n'importe quoi d'autre - intellectuel toujours, académicien plus que jamais, mais tenant son prestige d'avoir gardé le contact avec je ne sais quel univers parallèle, ou obscur, qui nous serait, nous, étranger? Le dernier Malraux devait être un peu comme cela quand, coupant court à toute rhétorique, et sur le ton du Monsieur qui passe enfin aux affaires sérieuses (lesquelles, comme chacun sait, ne pouvaient être que militaires), il surgissait à la télévision pour dire qu'il était vieux, malade, mais pouvait encore conduire un char et se portait donc candidat à la constitution d'une brigade internationale pour le Bangla-Desh. Le fait, en tout cas, est là. Il s'en est fallu de peu que je participe à cette équipée. Et cela parce que si le nationalisme croate m'est antipathique, j'ai, autant que les autres, le souci des hommes, et des pierres, dans Dubrovnik assaillie. Bien distinguer, dans cette affaire, le nationalisme (que j'exècre) des droits de l'homme (dont la défense demeure, évidemment, mon éthique minimale).
19 janvier
Préparation, avec Globe, la FNAC et la «Sept» du colloque «L'Europe contre les tribus». Dans les coulisses, Pierre Morel, cet écrivain-diplomate, qui porte un nœud papillon et dont je sais, même s'il n'en parle pas, qu'il écrit depuis longtemps - et peut-être pour longtemps encore - une vie de Saint-John Perse. Sa hantise? Commettre, à propos de l'Europe balkanique d'aujourd'hui, les mêmes erreurs que son glorieux prédécesseur au moment de Munich. Puisse l'exemple - négatif - d'Alexis Saint-Léger Léger prémunir son biographe (ainsi que celui, ou ceux, qu'il conseille) contre le retour des démons.
5 février
Goût du romanesque, ou passion des idées?
7 février
Peter Handke au colloque «L'Europe contre les tribus ».
Nous avons rendez-vous place de l'Alma, devant chez Francis. J'ai essayé d'être en en avance. Lui l'est davantage encore. Je l'aperçois de loin. Je l'observe. Longue silhouette perdue. Lunettes trop grandes pour le visage, mais ajustées à la coupe des cheveux. Un livre dans la poche de la veste. Cette façon de marcher de long en large, tantôt distrait, tantôt, au contraire, à l'affût et regardant les filles sous le nez. Voilà un des grands écrivains d'aujourd'hui. Il a l'air d'un vieil étudiant berlinois avant la chute du Mur. Ou encore - mais en grand! en costaud ! car Peter, mine de rien, est plutôt carré et costaud ! - de ce type, tout en gris, qui, un paquet de feuillets froissés sous le bras, arpente, depuis des années, les rues de Saint-Germain en demandant aux passants : « aimez-vous la poésie ? » (et les passants, bien sûr, ne lui répondent jamais).